Banques. Finies les menaces de sanctions du G20. Les affaires reprennent.
Steve Bernard, le directeur de la Fondation Genève Place financière, n'oubliera pas ce funeste vendredi 13 mars 2009. Ce jour-là, le Conseil fédéral (gouvernement suisse), sous la pression du G20, accepte le principe d'échanges de renseignements fiscaux à la demande. Un inspecteur des impôts français ou allemand pourra théoriquement savoir si des contribuables camouflent leurs économies dans des coffres de la Confédération. Le 24 septembre 2009, la veille du sommet du G20 qui se tient à Pittsburgh, Nicolas Sarkozy annonce la mort des paradis fiscaux et la fin du secret bancaire. Un séisme pour la Confédération. Moins de deux ans plus tard, le ciel s'est éclairci et Genève éclate de santé.
« Après l'affaire d'UBS aux Etats-Unis, l'inscription de la Suisse sur la liste grise de l'OCDE, l'érosion du secret bancaire, rétablir la confiance n'allait pas de soi. Deux ans plus tard, nous avons pourtant surmonté la crise. La Suisse conserve sa place de numéro un mondial de la gestion de fortune privée. La majorité des 140 banques installées à Genève affichent des entrées de capitaux. De plus, nous sommes devenus l'une des plus grandes places du négoce de matières premières. Un tiers du pétrole exporté se traite ici, dont 75 % de l'or noir russe », énumère Steve Bernard.
Même l'UBS, longtemps sinistrée, renoue avec les bénéfices et promet de copieux bonus à ses cadres. Son principal concurrent, Credit Suisse, annonce qu'il compte attirer 150 milliards d'euros d'argent frais dans ses coffres d'ici à 2012. Quant aux établissements financiers étrangers, ils réclament leur part du gâteau. La banque américaine JP Morgan recrute 200 gestionnaires de fortune cette année dans la cité de Calvin.« Au secours, nous sommes trop riches ! » plaisantent les banquiers, presque étonnés eux-mêmes par cette pluie d'or qui s'abat sur la ville du bout du lac.
« Personne n'avait imaginé à quel point les fortunes européennes sont en quête de sécurité. Elles ont fui précipitamment la zone euro, craignant que le système bancaire ne s'effondre, pour se réfugier dans la Confédération. Le franc suisse sert toujours de valeur refuge », constate Myret Zaki, rédactrice en chef adjointe du magazine économique Bilan et auteure d'un ouvrage décapant, « Le secret bancaire est mort, vive l'évasion fiscale » (1). Les graves turbulences financières qui ont secoué la Grèce, l'Irlande et le Portugal contribuent largement à cette prospérité genevoise. On estime que chaque jour l'équivalent de 80 milliards de dollars font l'objet d'une transaction entre l'euro et le franc suisse... Ce qui fait dire à un éditorialiste du quotidien Le Temps que, si la Suisse ne possède toujours pas de pétrole,« elle dispose de la matière première la plus recherchée... l'argent ».
Mais cette opulence ne se voit guère dans le quartier des banques, entre la rue de la Corraterie, la place Neuve et le boulevard du Théâtre. Les jeunes loups de la finance se contentent du plat du jour dans les petits bistrots. Quant aux transactions sur le sucre, les céréales ou le minerai de fer portant sur des milliards de dollars, elles se traitent discrètement dans des officines qui, volontairement, ne paient pas de mine. Genève ne frime pas et n'affiche surtout pas sa réussite.
Pourtant, depuis deux ans, la cité de Calvin siphonne Londres de ses hedge funds, ces fameux fonds spéculatifs. Jabre Capital Partners, Essent, Brevan Howard, BlueCrest préfèrent respirer l'air du lac plutôt que celui de la Tamise, attirés par une fiscalité fort peu pénalisante. Une société étrangère réalisant moins de 20 % de son activité en Suisse obtient le statut de « société auxiliaire ». Moins de 20 % de ses bénéfices seront imposés. Et les 20 % restants le sont à moins de 12 % (contre 28 % au Royaume-Uni).
Argent sale. Il n'est donc guère étonnant que les multinationales se bousculent sur un minuscule territoire de 282 kilomètres carrés, coincé entre les départements français de l'Ain et de la Haute-Savoie.« En fait, la lutte contre l'évasion fiscale est surtout un slogan politique. Je constate que l'Union européenne tolère cette fraude de la part des entreprises, préférant parler d'"optimisation fiscale". Il suffit d'installer un petit bureau et une ligne téléphonique dans un pays à la fiscalité "amicale" pour échapper à l'impôt », analyse le procureur genevois Jean-Bernard Schmid. Candidat présenté par la gauche pour prendre la succession de Bernard Bertossa, procureur général de Genève de 1990 à 2002, Schmid a été battu sur le fil par Daniel Zappelli, défendu par les banquiers, les fiduciaires et les avocats d'affaires. Depuis, les affaires touchant la grande criminalité ou le blanchiment d'argent ne font plus la une de l'actualité dans la cité de Calvin.
Peut-on imaginer que cette absence de curiosité de la part du palais de justice favorise l'afflux de capitaux pas forcément très propres ? Fin 2009, Dinara, la seconde fille de Noursoultan Nazarbaïev, le président kazakh, a acquis pour 50 millions d'euros une superbe villa à Anières, dans la banlieue de Genève, alors que son mari, le magnat du pétrole Timur Kulibaïev, est soupçonné d'avoir blanchi 600 millions de dollars dans les banques helvétiques. Une opacité d'autant plus encouragée que Genève vient de supprimer la publication des transactions immobilières dans La Feuille d'avis officielle...
« Contrairement aux opérations bancaires, qui sont soumises à la loi sur le blanchiment, les transactions immobilières y échappent. C'est une lacune du droit suisse. L'achat de maisons peut toujours se faire en cash, sans passer par une banque », constate Ursula Cassani, professeur de droit pénal à l'université de Genève. Yves Bertossa, 36 ans, le fils de l'ancien procureur général, n'a pas rejoint la magistrature pour faire de la figuration. Substitut du procureur, il s'illustre en juillet 2008 en faisant arrêter Hannibal Kadhafi, le fils du Guide libyen, et son épouse, suspectés d'avoir maltraité leurs domestiques dans un palace genevois. Tripoli réagira violemment en gardant en otages pendant plus d'un an deux hommes d'affaires suisses et en retirant ses avoirs de la Confédération. Aujourd'hui procureur, chargé des affaires complexes, Yves Bertossa ne regrette pas du tout son acte.« Il montre qu'en Suisse il existe une vraie séparation des pouvoirs. La justice ne dépend pas du politique. »
Alors que la Suisse alémanique ne manifeste toujours pas beaucoup d'énergie pour traquer l'argent sale, la croisade lancée par Bernard Bertossa n'est pas complètement retombée, près d'une décennie après son départ. Son fils s'en est pris à la mafia albanophone, qui inonde l'Europe d'héroïne, et à une des organisations criminelles de l'ex-URSS, venant de Géorgie, spécialisée dans les cambriolages. Pour beaucoup de Genevois, il ne sera pas dit que leur cité accueille les yeux fermés l'argent sale du monde entier et sert de caisse de retraite pour dictateurs déchus. Micheline Calmy-Rey, ministre des Affaires étrangères et ancienne élue du canton de Genève, n'a pas attendu la demande d'entraide de la justice tunisienne pour bloquer les avoirs de l'ancien président Ben Ali et de son clan.
« Quand je vois le président d'un pays parmi les plus pauvres d'Afrique louer, non pas une chambre, mais cinq étages d'un hôtel 5 étoiles à Genève, je me dis qu'il ne faut peut-être pas attendre sa chute pour se poser des questions sur la provenance de son argent », commente Sandrine Salerno, maire socialiste de Genève. A 39 ans, elle est la quatrième femme à occuper cette fonction. L'élue doit justement rencontrer une personnalité étrangère à l'Intercontinental, un palace à proximité du siège genevois de l'Onu.« Il n'est pas question de remettre en question la place financière, qui possède un savoir-faire indéniable. Mais nous demandons que l'on respecte une certaine éthique. L'année dernière, la ville a adopté le principe de l'investissement socialement responsable, en plaçant 33 millions de francs dans des investissements qui excluent le nucléaire, la vente d'armes, la pornographie », avance cette ancienne coordinatrice du Centre de contact Suisses-immigrés.
Eldorado
Jusqu'où peut-on pousser les principes éthiques, alors que Genève devient l'eldorado des négociants, avec un chiffre d'affaires supérieur à 700 milliards de dollars ? Et que des rapports de police évoquent « l'influence considérable des organisations criminelles » dans le négoce du pétrole russe et un risque de blanchiment « tout aussi considérable »?« Comment contrôler des activités commerciales et financières mondialisées alors que les structures judiciaires, étroitement nationales, restent tenues par des frontières ? » interroge le procureur Jean-Bernard Schmid.
Au siège de la Fondation Genève Place financière, boulevard du Théâtre, on se garde de tout optimisme béat.« Nous ne nous réjouissons pas de la chute de l'euro. D'abord, beaucoup de nos placements financiers sont en euros. Ensuite, la Suisse réalise la majorité de son commerce avec ses voisins. Nous ne pouvons que leur souhaiter une bonne santé économique », rappelle le directeur Steve Bernard. Selon l'Union syndicale suisse, un franc suisse trop fort menace 100 000 emplois, avec la baisse des exportations helvétiques et des nuitées touristiques. Les banquiers suisses iront-ils jusqu'à prier à la cathédrale (protestante) pour que l'Espagne ou l'Italie ne dévissent pas ?
La Genève internationale
- Secteur bancaire : 6e place financière mondiale, Genève compte 140 établissements bancaires dont 65 étrangers et plus de 500 sociétés de trading qui emploient au total 34 000 personnes.
- Organisations internationales : Croix-Rouge, Nations unies (siège européen), Organisation mondiale du commerce, Organisation mondiale de la santé, Bureau international du travail, Agence internationale de l'énergie atomique, etc.
1.« Le secret bancaire est mort, vive l'évasion fiscale » (Editions Favre, 2010).
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