mercredi 2 février 2011

INTERNET - La concurrence fait rage entre les stars chinoises de l'Internet

Les Echos, no. 20861 - Compétences, mercredi, 2 février 2011, p. 12

Bataille rangée dans l'Internet chinois

Comme partout, les affaires en Chine commencent généralement par une belle histoire et s'achèvent souvent en bagarre généralisée. Quand il a cherché un nom pour son entreprise en 1999, Jack Ma a convoqué les mille et une nuits de Shéhérazade, pour trouver Ali Baba, le gentil qui défait les quarante voleurs et aide son village. Son compatriote Robin Li s'est rappelé la dernière phrase d'un vieux poème de l'époque Song. « Après l'avoir cherchée des centaines et des milliers de fois dans la foule, soudain, retournant sur mes pas, je la trouvais là dans la faible lueur d'une bougie. » Il a appelé sa société « Cent Fois », « Baidu » en chinois. Dix ans plus tard, ces deux-là se sont bien éloignés de cette rêverie mélancolique. En août dernier, le porte-parole d'Alibaba a qualifié ses collègues de Baidu de « voyous », lesquels ont répliqué que les gens d'Alibaba n'étaient que de « petites chiennes pleurnichardes ».

Il faut dire qu'entre-temps l'Internet est devenu une chose bien trop sérieuse au pays du milieu pour la laisser aux mains des poètes. Un Chinois sur trois (420 millions) est internaute et dépense de plus en plus sur le Web. Sur Taobao.com, le site de commerce entre particuliers du groupe Alibaba, il s'est vendu pour 60 milliards de dollars de biens l'an dernier, soit le double de l'année précédente. A ce rythme, Jack Ma estime que le volume d'affaires sur les sites du groupe Alibaba pourrait dépasser les ventes de Wal-Mart, le premier distributeur mondial, avant dix ans. Un analyste de la Deutsche Bank estime que le commerce électronique, qui représente 2 % du commerce de détail en Chine, devrait grimper à plus de 7 % dès 2013. Plus qu'aux Etats-Unis !

L'histoire de l'Internet chinois a déjà connu trois périodes qui ont fait émerger trois géants : Alibaba, l'empereur du commerce électronique, Baidu, le roi de la recherche en ligne, et Tencent, le prince de la messagerie instantanée. Leur histoire est caractéristique de la montée en puissance de l'entrepreneuriat chinois. Et de la façon dont l'Etat suit ce mouvement.

1 L'âge de l'effervescence

A la fin des années 1990, de jeunes Chinois reviennent des Etats-Unis la tête pleine des exploits d'Amazon, AOL ou Yahoo ! Ils rêvent de transcrire cette effervescence dans une Chine en pleine ouverture. Pour Jack Ma, le fondateur d'Alibaba, simple professeur d'anglais à Hangzhou, au sud de Shanghai, un voyage en Californie lui a fait découvrir que les internautes étrangers ignorent tout des productions chinoises. Il développe alors l'intuition que la prochaine adhésion de son pays à l'Organisation mondiale du commerce va offrir une opportunité formidable aux dizaines de millions de PME chinoises, mais qu'elles ne pourront la saisir qu'en se faisant connaître. Il imagine en 1999 un site qui répertorie et met en contact des entreprises occidentales avec des industriels de son pays. Simple annuaire en ligne, le site évolue et devient le portail d'affaires de plus de 50 millions d'utilisateurs, tant pour l'import-export que pour le commerce domestique.

De son côté, Robin Li est développeur informatique aux Etats-Unis et, en 1996, il conçoit ses propres algorithmes de recherche sur Internet. Inspiré par l'exemple de Jerry Yang, le Sino-Américain fondateur de Yahoo!, il décide de créer son entreprise. Il vend son système aux grands portails chinois de l'époque, comme Sina et Sohu.com. Mais ceux-ci, obsédés par le modèle Yahoo!, ne perçoivent pas le potentiel des moteurs de recherche. Et, dans ce domaine, la langue chinoise constitue une sérieuse barrière à l'entrée pour les concurrents. Tout comme elle a permis à Ma Huateng de créer en 1998 sa messagerie instantanée QQ, sur le modèle de celle d'AOL, alors au sommet.

2 L'offensive américaine

Durant la première moitié de la décennie 2000, les ténors américains partent à l'assaut de la Chine. Yahoo!, eBay, Google, Microsoft investissent lourdement pour s'y implanter. Mais les trois mousquetaires de l'Internet chinois, tous financés par du capital-risque américain, avaient déjà pris de l'avance, jouant sur leur connaissance intime de la culture, de la politique et des moeurs des internautes locaux.

Devant la difficulté, les Américains ont sorti le carnet de chèques. En 2005, Yahoo!, accusé d'avoir aidé à l'arrestation d'opposants chinois en communiquant des e-mails, préfère céder son site à Alibaba et investit 1 milliard de dollars pour prendre 40 % du groupe de Jack Ma. Google fait une offre sur Baidu, mais insuffisante. Celui-ci, comme Tencent, fait le choix de la Bourse. Le 5 août 2005, Baidu s'introduit sur le Nasdaq américain. A la fin de la séance, le titre était passé de 27 à 122 dollars. Deux ans après, Alibaba lève 1,7 milliard de dollars sur le même marché américain et triple de valeur dans la journée. Cet argent frais lui permet d'écraser ses prix pour les professionnels et de lancer un nouveau site de commerce entre particuliers, Taobao (« Trouver la perle rare »), directement concurrent d'eBay. En moins de deux ans, il s'accapare 80 % du marché chinois.

Déjà site le plus populaire, Baidu s'appuie sur sa compréhension des « contraintes » politiques de son pays pour marginaliser Google. Quand Paris est en froid avec Pékin, le site de Carrefour devient par miracle introuvable, alors que celui de Google est fréquemment l'objet d'attaques incompréhensibles. Baidu est le champion officiel du pouvoir. Avec ses inconvénients, la censure et ses avantages. Celui-ci ferme notamment les yeux sur ce qui fera la fortune de Baidu, le piratage de la musique. De son côté, Alibaba s'est bien gardé de développer outre mesure Yahoo! Chine. Il a récupéré la technologie et laisse le site s'enfoncer dans la marginalité.

3 Le panier de crabes

C'est le troisième âge de l'Internet chinois, dans lequel nous entrons actuellement. Après la sortie penaude des Américains, la concurrence s'installe entre Chinois. Car ils doivent tous poursuivre leur croissance échevelée, monétiser leur part de marché et exporter leur modèle hors du pays. De plus, le pouvoir chinois n'aime pas que s'installent d'autres monopoles que lui, surtout privés. Il voit donc d'un bon oeil que Baidu s'allie avec le japonais Rakuten (celui qui a racheté le français PriceMinister) pour créer un site de commerce en ligne concurrent de Taobao, tandis qu'il bénit l'alliance entre Alibaba et Microsoft pour lancer un site de recherche, concurrent de Baidu. Déjà très profitable, Tencent, lui, étend son influence à tous les services sur Internet, y compris la recherche.

Tout ce petit monde s'étripe donc joyeusement, d'autant que le flot de nouveaux arrivants ne se tarit pas. En décembre dernier, Dangfang (l'Amazon chinois) et Youku (le YouTube chinois) ont débarqué à la Bourse de New York. L'Internet chinois, qui, comme son gouvernement, aime parler d'harmonie, n'a pas fini de donner des migraines aux stars de la Silicon Valley.

PHILIPPE ESCANDE


Les chiffres clefs Points forts Points faibles

- Plus de 400 millions d'utilisateurs enregistrés.- Effectif : 22.000 personnes.- Activités : commerce interentreprises (Alibaba.com), entre particuliers (Taobao), magasin en ligne (Taobao Mall), paiement (Alipay).- Part de marché de 80 %.- Très bien financé.- Données sur ses clients.- La concurrence chinoise.- Rentabilité faible de Taobao.- Compétition pour les talents.

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