L'idée est d'Henri Proglio, PDG du producteur d'électricité : pourquoi ne pas aider la Chine à vendre une technologie... d'origine française ? La patronne d'Areva, Anne Lauvergeon, s'oppose à cette stratégie !
C'est un dossier crucial pour la France industrielle, et hautement symbolique pour la France tout court. Il se trouve sur le bureau de Nicolas Sarkozy et pose la question suivante : EDF pourra-t-elle bientôt exporter des réacteurs nucléaires sans Areva, et, pis encore, contre le groupe français et avec un partenaire chinois ? Il y a encore dix ans, une telle éventualité aurait fait sourire - pure hérésie, au pays du nucléaire roi. Aujourd'hui, elle est au coeur de la bataille sans merci que se livrent les deux géants de notre industrie.
A droite, Henri Proglio, à la tête d'EDF et du plus gros parc mondial de réacteurs (58). Cet invité du dîner du Fouquet's entend accélérer le développement international du groupe électrique français. A gauche, Anne Lauvergeon, patronne d'Areva, le constructeur des chaudières nucléaires les plus performantes au monde. L'ancienne conseillère de François Mitterrand, mise au ban par l'actuel président, fait campagne pour sa reconduction en juin. Proglio contre Lauvergeon. Chacun prétend au leadership du nucléaire français. Le tout sur fond d'enjeux économiques considérables, chaque réacteur coûtant de 3 à 6 milliards d'euros. Mais, derrière les querelles d'ego et les passes d'armes médiatiques, se joue aussi la possibilité pour le champion national de l'électricité, EDF, de "vendre chinois".
L'idée ne date pas d'hier, mais elle fait son chemin un peu plus rapidement depuis 2009, quand le nucléaire français s'est vu infliger une terrible gifle à Abu Dhabi. Areva, qui présentait son réacteur EPR - le nec plus ultra de la technologie et de la sécurité -, a été écarté au profit d'un concurrent coréen quasi inconnu, mais qui proposait une solution moins complexe. Sous le choc, l'Elysée commanda un rapport à l'ancien patron d'EDF, François Roussely. Celui-ci conclut qu'il faudrait désormais pouvoir offrir aux pays intéressés par l'électricité nucléaire une gamme de produits "adaptée à leur demande", c'est-à-dire des réacteurs plus petits (1 000 MW, contre 1 400 pour l'EPR).
Moins chers et plus rapides
Une allusion au réacteur Atmea qu'Areva prépare en collaboration avec le japonais Mitsubishi ? "Atmea pourrait être un de ces produits", admettait le rapport Roussely... Selon nos informations, la version intégrale du document, curieusement classée secret-défense, serait plus explicite et plus problématique : l'"autre produit" pourrait être aussi un réacteur chinois, le CPR 1000.
Le CPR 1000 ? Il s'agit d'un dérivé des centrales actuellement en service en France, qu'EDF et Areva ont livré au groupe chinois GNPC il y a quinze ans, avec permission de les reproduire sur son territoire... Un transfert fructueux, puisque Pékin maîtrise désormais cette technologie à 80 % et rêve de... l'exporter sur toute la planète. Et d'abord en répondant aux prochains appels d'offres de pays émergents (Afrique du Sud, Pologne, Egypte, Jordanie...), qui intéressent tout autant Areva.
Les Chinois ont un argument de choc : ils peuvent vendre au minimum 15 % moins cher, et plus vite que l'Atmea. Leur défaut - et de taille -, c'est que, question sécurité, le CPR 1000 n'est pas aussi performant que le réacteur d'Areva. C'est là qu'EDF entrerait en scène : grâce à son expertise, l'électricien pourrait aider les Chinois à construire un "CPR 1000 ++", doté de sécurités supplémentaires.
"On leur fait gagner 20 ans"
Politiquement, Henri Proglio avance par petits pas. Le 26 janvier, devant la commission des Affaires économiques de l'Assemblée nationale, il plaide le fait qu'EDF a "un intérêt à bâtir [...] avec les Chinois, comme nous le faisons depuis trente ans". "Ils ont construit leur parc sur la base de la filière française, précisait-il. Nous sommes associés à leur programme." Un mois plus tôt, il déclarait aux sénateurs que la relation entre EDF et Areva "ne peut être exclusive" et qu'elle doit permettre à l'électricien, "selon les circonstances industrielles, de travailler avec d'autres chaudiéristes". Les Chinois, par exemple...
Certains prêtent même à Proglio le projet de construire en France des réacteurs dont beaucoup d'éléments seraient réalisés dans l'empire du Milieu ! Donc moins cher : sur une centrale de 6 milliards, on pourrait économiser ainsi 600 millions ! A EDF, le discours officiel reste très prudent, mais on ne dément rien : "Nous avons indiqué à plusieurs reprises notre souhait d'élargir la gamme pour répondre aux besoins différenciés des clients. Nous avons une relation de partenariat de long terme avec le chinois GNPC. On se parle, mais rien n'est arrêté."
A Areva, on hurle à la trahison nationale. "C'est comme si la SNCF décidait de snober Alstom pour rouler chinois !" s'étrangle un proche du dossier. Avant de préciser : "C'est même pire, car, dans le nucléaire, les transferts de technologie sont plus nombreux, et plus stratégiques. EDF ferait gagner vingt ans aux Chinois. C'est vraiment ce qu'on veut ?" Ne nous y trompons pas : Areva a également l'intention d'utiliser les capacités de production chinoises. En 2009, lors de la signature du contrat pour la construction de deux EPR en Chine, Areva a constitué un joint-venture destiné à fournir une partie du chantier. A terme, ce joint-venture devrait exporter dans le monde. "Ce sera notre usine pour la zone dollar", expliquait Areva, en assurant toutefois que le groupe garderait la main sur la conception et gérerait les chantiers de construction à l'étranger.
Sous le titre "Réindustrialisons-nous !", une tribune aussi lyrique que patriotique d'Anne Lauvergeon (le Monde du 3 février) amène la bagarre sur la place publique. "D'ici à vingt ans, l'industrie nucléaire française devra se battre pour tenir son rang de numéro un mondial. L'énergie nucléaire est une grande cause nationale", s'enflamme-t-elle. "J'ai l'impression de servir la France dans ce que je fais", en rajoutait-elle, deux jours plus tard, sur RTL. Areva et Lauvergeon menacés, c'est de Gaulle qu'on assassine !
Qui, d'EDF ou d'Areva, obtiendra d'être le capitaine de l'équipe de France du nucléaire ? La question, que l'Elysée doit trancher en mars prochain lors d'un conseil de politique nucléaire, est stratégique. Si Areva l'emporte, la production restera tricolore - au risque de rater quelques marchés rentables, à force d'être trop chère, ou trop longue. Si c'est EDF, alors l'électricien pourra construire avec qui bon lui semble, ce qui aurait pour effet d'accélérer l'émergence de concurrents redoutables pour Areva.
Le tout sur fond d'une succession très disputée à la tête de ce groupe. Des noms circulent pour remplacer Anne Lauvergeon : Jean-Pierre Clamadieu, PDG de Rhodia, Anne-Marie Idrac, ex-patronne de la RATP et ex-secrétaire d'Etat centriste au chômage, et Laurent Collet-Billon, délégué général pour l'armement. Un grand patron, une politique, un quasi-militaire, dont aucun ne connaît l'énergie nucléaire civile. Pourtant, "Atomic Anne", comme on surnomme Lauvergeon, n'a pas dit son dernier mot. "Elle a décidé de se battre, souffle un proche. Et quand Anne se bat, elle ne perd pas." Il se trouve que Proglio non plus. Ça promet.
HERVÉ NATHAN et ANNE ROSENCHER
© 2011 Marianne. Tous droits réservés.
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