Le linguiste met en garde contre les risques d'une alphabétisation dans les pays arabes qui crée une confusion avec la religion. Lorsqu'Emmanuel Todd rappelle que ce sont les progrès de l'alphabétisation qui, en Tunisie, en Égypte et sans doute bientôt ailleurs, portent une prise de conscience collective et animent les mouvements de révolte, il n'a qu'en partie raison. Il oublie en effet de s'interroger sur la nature et la qualité de cette alphabétisation. Car il est des formes d'alphabétisation plus enfermantes encore que l'analphabétisme. Ce sont celles qui font des textes l'instrument d'une manipulation intellectuelle féroce, celles qui font de l'écrit un mot d'ordre de repli et de refus de l'autre, celles qui asservissent plus qu'elles ne libèrent. Cette alphabétisation-là, de nature confessionnelle, s'est bien gardée de former des esprits libres et ouverts. Les premiers temps de révolte passés, je crains bien que ne fassent défaut à l'intelligence collective la fermeté et l'ouverture d'esprit autorisant la rigueur de l'analyse, la justesse de la critique, la pertinence des propositions.
Apprendre à lire, c'est le contraire même de la révélation, c'est la voie de la conquête intellectuelle. Le refus obstiné de l'obscurantisme. C'est sur la base de ces réflexions que l'on doit oser faire aujourd'hui une analyse sans complaisance de l'arabisation de l'école en Algérie (et ailleurs). Entreprise délicate, ouvrant aux pires malentendus; mais analyse nécessaire.
N'en doutez point, si j'avais été à la place du ministre de l'Éducation en Algérie, à l'aube de son indépendance, j'aurais sans la moindre hésitation décidé que l'arabe deviendrait illico la langue d'enseignement de l'école algérienne. Juste revanche sur l'histoire coloniale, juste décision d'adapter une école à la langue et à la culture de ses élèves. Mais j'aurais choisi l'arabe dialectal et surtout pas l'arabe classique.
Le choix des nouveaux maîtres de l'Algérie au lendemain de son indépendance, fut malheureusement l'arabe classique, langue du Coran et langue que l'on voulait être celle de tous les musulmans. Panarabisme et affichage religieux furent les ressorts d'une décision qui signa la faillite de l'école algérienne. Elle eut deux conséquences désastreuses : la première fut de précipiter des élèves ne parlant que le dialectal ou le berbère dans une école qui leur parlait dans un arabe littéral qu'aucun d'eux ne comprenait. La deuxième conséquence est encore plus grave. En choisissant la langue du Coran, on a choisi une conception de la lecture et de son apprentissage qui déniait au lecteur son droit essentiel de compréhension et d'interprétation.
Lire le Coran et le savoir par coeur sont deux choses qui sont intimement liées dans l'école coranique. En faisant de la langue religieuse la langue de l'école algérienne, on priva cette dernière de sa laïcité et de fait on dissuada les élèves de se faire leur propre idée d'un texte. On introduisit ainsi dans cette école une conception confessionnelle de la lecture : la capacité de lire serait donnée d'en haut, elle tomberait sur l'élève-croyant comme elle tomba sur le prophète. Elle ne serait en aucune façon le fruit d'une conquête, d'un effort personnel, encore moins l'instrument d'une liberté de pensée, mais le fruit d'une révélation. Lorsque la langue du sacré investit l'école, se trouvèrent confondus en une mêlée confuse verbe et incantation, lecture et récitation, foi et endoctrinement. Le caractère sacré de l'écrit le rendit impropre à la compréhension, la quête du sens apparut vite dangereuse, profanatrice et impie. S'ouvrit le risque de ne donner à un texte qu'une existence sonore, de se contenter de l'apprendre par coeur, en se gardant d'en découvrir et d'en créer le sens. En bref, le choix de l'arabe classique induisit pour le plus grand malheur de l'école une démarche d'apprentissage qui interdit la juste lecture, la juste écriture; et ce, en arabe comme en français. Car on n'apprend pas à lire deux fois : le français, dans les pays du Maghreb, a pâti du malentendu cognitif noué avec l'arabe classique. Ce ne fut donc pas le choix d'une langue nationale que l'on offrit au peuple algérien, c'est un nouveau joug qu'on lui imposa : la langue du religieux remplaça celle du colonisateur.
Tel est le vrai visage de l'arabisation en arabe classique; telle fut l'alphabétisation en latin, et l'obstination de certaines yeshivas à ne pratiquer que l'hébreu ancien. Ces choix privent les peuples de leur chance d'apprendre librement à lire et à écrire dans la langue vivante de leur patrie et elle les empêche d'apprendre à lire tout court. À l'aube des profonds bouleversements qui ébranlent le monde arabe, la Tunisie, le Maroc, l'Algérie comme l'Égypte ont à décider d'une rupture radicale entre école et religion. Ils doivent comprendre que la seule alphabétisation honorable, la seule porteuse d'un espoir futur de démocratie participative, doit se faire dans la langue que parlent les peuples de ces pays. Ils doivent comprendre que la capacité de lire n'est en aucun cas octroyée au nom d'un dieu ou d'un prophète, mais que c'est un droit que l'on exerce, un pouvoir que l'on conquiert.
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