Dans une bourgade allemande, le mariage réussi d'un constructeur de machines en déroute et d'un géant chinois
Longtemps, les habitants d'Aschersleben (Saxe-Anhalt) ont pensé que tôt ou tard, le groupe Schiess fermerait ses portes. Sur le marché de cette bourgade d'ex-Allemagne de l'Est, on a assisté et commenté à satiété, année après année, tous les malheurs de l'entreprise depuis 1990. La privatisation, les deux dépôts de bilan et, surtout, les nombreux licenciements. Les 150 années de tradition industrielle de Schiess, le grand constructeur de machines de la région, jadis n° 1 mondial sur son segment, tomberaient un jour ou l'autre dans l'oubli. Dans cette région gangrenée par le chômage, ce ne serait pas la première fois.
Et puis un jour, le " chinois " est arrivé. Shenyang Machine Tool Co. Ltd., aujourd'hui rebaptisé Shenyang Machine Tool Group, rachète l'entreprise en faillite en 2004. " Nous avons vraiment cru que c'était la fin, confie Frank Seibert, secrétaire du comité d'entreprise de Schiess, qu'ils allaient copier ce qui restait de savoir-faire et repartir en Asie produire moins cher. "
Mais le nouveau propriétaire parvient à rassurer les employés. A leur grande surprise, il paie les salaires en temps et en heure, rénove les locaux et entreprend même la construction d'un nouveau hangar de production. " On ne fait pas cela quand on veut simplement récupérer du savoir-faire à bon compte, assure M. Seibert. Le chinois a vraiment sauvé Schiess. "
Depuis 2004, la maison mère de Shenyang a investi 50 millions d'euros sur le site d'Aschersleben. Quelque 400 salariés - dont vingt Chinois - s'activent autour des machines de grande taille produites par l'entreprise, contre 250 au moment du rachat. Le propriétaire chinois prévoit d'autres investissements et embauches. Malgré la crise qui a frappé Schiess en 2009, il table sur un chiffre d'affaires multiplié par deux d'ici cinq ans.
" Aujourd'hui, nous pouvons dire que c'est un succès, dit Torsten Brumme, gérant de l'usine. Cela n'a pas toujours été aussi simple. " Quand M. Brumme rejoint la direction de Schiess en 2009, l'entreprise perd beaucoup d'argent. " Les deux sites n'arrivaient à travailler ensemble ", se souvient-il.
A l'époque, Schiess consacre un pôle d'ingénierie au développement spécifique de machines pour la maison mère chinoise. Le dessin est fait en Allemagne, la production en Chine. " Cela ne fonctionnait pas, dit M. Seibert. Nous nous sommes rendu compte que quand on veut développer une nouvelle machine, la conception, le prototype et le projet pilote doivent être faits au même endroit. Ce n'est que lorsque le produit est considéré comme au point qu'on l'envoie en Chine, avec tout le savoir-faire mécanique. "
Cette expérience va profondément influencer le fonctionnement et la stratégie de l'entreprise. Depuis que le gérant allemand a fait comprendre au propriétaire chinois son erreur stratégique, toutes les décisions se prennent ensemble. Les sites de Shenyang et d'Aschersleben traitent d'égal à égal, malgré la différence de taille qui les sépare : le chinois, numéro deux mondial de la construction de machines, a une production dix fois supérieure à l'allemand.
" Nous ne sommes qu'un minuscule rouage dans leur immense système, dit M. Brumme. Mais le dirigeant chinois consacre énormément de temps à cette coopération. " Avec Schiess, Shenyang a un accès direct et pratique au fonctionnement du marché européen; il dispose d'une expertise qu'aucun analyste ne peut offrir. Mais le " made in Germany " se mérite. " Les Chinois ont compris que le savoir-faire développé ici fait partie d'une culture industrielle qu'on ne peut pas délocaliser comme ça ", résume M. Brumme.
A terme, M. Brumme espère multiplier les coopérations avec Shenyang. Il envisage de développer de nouveaux segments de marché. La marque Aschersleben proposera bientôt des machines moins chères, de structure chinoise et de finition allemande. Du côté des salariés, la crainte lancinante de voir le savoir-faire disparaître de la région s'est dissipée.
Entré dans l'entreprise en 1989, Frank Seibert mesure le chemin parcouru : " J'ai été touché qu'ils m'invitent, moi, simple employé, à la réunion annuelle de l'entreprise à Shenyang. Nous avons le sentiment aujourd'hui que les Chinois nous respectent bien plus que les entreprises allemandes qui nous ont rachetés à l'époque de la réunification. Elles voulaient à tout prix contrer une nouvelle concurrence venue de l'Est. Beaucoup de notre savoir-faire et nos meilleurs ingénieurs ont été transférés à l'Ouest à l'époque. Les Chinois n'ont pas fait cela. "
A l'entrée de l'entreprise, jadis propriété de l'Etat communiste est-allemand, flotte aujourd'hui la bannière rouge étoilée de la République populaire. En Saxe-Anhalt, le taux de chômage s'élève à 11,2 % en janvier - presque deux fois celui l'Allemagne de l'ouest. Mais, sur le marché d'Aschersleben, le fatalisme n'est plus de mise.
Cécile Boutelet
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