mercredi 16 février 2011

REPORTAGE - Moi, Sylvain, 25 ans, cuistot au fast-food - Sylvain Morvan


L'Express, no. 3111 - SOCIÉTÉ ENQUÊTE FAST-FOOD, mercredi, 16 février 2011, p. 74-77

A l'automne dernier, l'un de nos collaborateurs a travaillé trois semaines dans un établissement parisien de restauration rapide. Plongée dans un monde étouffant où étudiants et jeunes sans diplôme dénichent leur premier gagne-pain. Mais à quel prix...

Le soir, depuis l'avenue, les néons du fast-food dégagent une lumière chaleureuse, presque réconfortante. En cuisine, l'ambiance est moins conviviale. "Plus vite, Sylvain ! Tu fais des burgers, pas des oeuvres d'art..." Nathalie (1), la manageuse, ne nous lâche pas d'une semelle. Derrière mon comptoir, je dois préparer environ 180 sandwichs par heure pour faire face à la demande ; le double aux heures de pointe, de 19 à 21 heures. Car, en salle, une armée de bouches s'impatiente. Dans cette enseigne de restauration rapide stratégiquement située au carrefour de plusieurs lycées parisiens, les jeunes défilent toute la journée. Les ados y engloutissent leur argent de poche, les étudiants s'y donnent rendez-vous les jeudis et vendredis soir, avant ou après les fêtes arrosées. Pour ma part, j'ai postulé le 6 octobre dernier et décroché un entretien l'après-midi même. Karim, manager bourru, me reçoit à l'étage, au beau milieu des clients, avec Rémi et Hassan. Le premier est un jeune Marseillais de 18 ans fraîchement débarqué dans la capitale. Prototype du "geek" - le fondu de techno - il se présente à l'entretien les cheveux en bataille, les yeux encore rouges d'une nuit passée à s'acharner sur StarCraft 2, le dernier jeu vidéo en vogue. Il vient d'obtenir son bac, mais aucun BTS n'a voulu de lui en raison d'un dossier "catastrophique". Le second, Hassan, a déjà roulé sa bosse : à 38 ans, il compte dix ans d'analyse financière derrière lui au profit de banques marocaines. Lui aussi vient d'arriver à Paris, pour suivre son épouse, obligé "de tout recommencer à zéro". Le fast-food est l'un des derniers endroits en France encore capables d'offrir un gagne-pain temporaire.

Peu causant, Karim ne se penche pas sur nos CV, seule notre disponibilité l'intéresse. Nous sommes prêts à venir tous les jours, sans la moindre contrainte horaire ? Embauchés ! Comme la plupart des salariés ne restent que le temps d'une année d'études, les offres d'emploi abondent à chaque rentrée d'automne. Karim me tend un sac : "Voici ta tenue : deux polos, deux pantalons. Tu commences demain."

Le stress colle à la peau, plus que les odeurs de friture

Je ne reverrai quasiment pas mes deux compères du premier jour. Eux travaillent le midi et moi le soir, entre 18 h 30 et 2 h 30, parfois sept jours d'affilée. Je suis brièvement formé par Jimmy, une jeu-ne tête brûlée venue du Val-de-Marne et fâchée très tôt avec l'école. J'ai 25 ans, mais, pour Jimmy, je suis un "vieux". Du haut de ses trois ans de boîte, le garçon fait figure de taulier. Sefyu, la nouvelle star des cités, est son idole. Jimmy fredonne sans cesse les textes du ténébreux rappeur d'Aulnay-sous-Bois, comme un enfant réciterait une comptine : "Y'a plus de zéros sur le bulletin que sur nos chèques."

Le chèque, Victor, futur géographe, y pense tous les jours. L'étudiant passe ses soirées au fast-food pour payer son logement. Il se lève à 8 h 30, fonce à la fac, puis se couche à 3 heures, après la fermeture du restaurant. Quand il peut s'endormir... Car, ici, le stress colle à la peau, bien plus que les odeurs de friture. De retour chez moi, je n'arrive pas à trouver le sommeil, tant les alarmes des micro-ondes et des toasters retentissent dans ma tête. Aussi hagard que Chaplin dans Les Temps modernes, il m'arrive de répéter la harassante gestuelle, dans un demi-sommeil. Chauffer les pains. Griller les steaks. Saucer. Empaqueter. Comme moi, mes collègues travaillent trente heures, pour un tarif horaire de 8,83 euros, ce qui leur fait 1 151,80 euros net à la fin du mois. Qui a dit que les moins de 25 ans se tournaient les pouces ?

Dehors, la rue gronde, mais de notre tanière, nous ne l'entendons pas. Ce mois d'octobre, les manifestations contre la réforme des retraites ont beau mobiliser de nombreux jeunes, elles laissent mes collègues dubitatifs. Tout juste sont-elles le sujet de quelques conversations dépassionnées, dans l'étroit vestiaire où nous nous changeons. "Moi, je ne fais pas grève, je ne vote pas, témoigne Nicolas, 22 ans, fataliste. La droite et la gauche ne peuvent rien changer. Regarde : même Obama est un politicien comme un autre. Alors les jeunes, là-bas, ils feraient mieux d'aller en cours !"

Comme Jimmy, il y a ceux qui ont raté le wagon des études et, comme Victor, ceux qui viennent les financer. Tout ce monde-là cohabite chaque soir dans la chaleur suffocante du gril, agglutiné dans un petit espace crasseux et étriqué. Le fast-food a au moins le mérite de favoriser la mixité ethnique et sociale. Et, en étant ponctuel et sérieux, chaque employé peut vite monter en grade, grâce à des formations internes.

Hicham travaille "en salle", ce qui signifie qu'il nettoie les tables et vide les poubelles. La plupart du temps, il dort debout. Parfois, aussi, planqué derrière ses lunettes à double foyer, il mate les filles, des "bombes atomiques" qu'il n'ose pas accoster. Il dit avoir le niveau CAP, mais n'a en réalité pas de diplôme. Lui aussi aimerait quitter cette prison d'ennui, tout en sachant qu'il n'en a pas les moyens. Alors il reste là, planté dans la foule des clients, sous l'oeil gentiment réprobateur d'Alban, l'assistant manager. Diplômé d'un master d'histoire de l'art, l'étudiant bûche ses cours de droit par correspondance dans l'espoir de devenir commissaire-priseur. "L'année dernière, j'ai merdé, se lamente-t-il. Je me suis laissé submerger par le boulot au fast-food."

Je m'aperçois vite que de tous les clients les plus jeunes sont souvent les moins aimables : ils veulent tout, tout de suite. Dans la file, ils trépignent, certains allant même jusqu'à réclamer des burgers gratis en dédommagement du temps d'attente. Pourtant, les soirs de fête, ils s'éternisent, remplissant parfois eux-mêmes discrètement leurs gobelets de rhum et de sodas. Dans les fast-food, ça aussi je m'en suis aperçu, seul le service est rapide : les consommateurs, eux, peuvent passer plusieurs heures attablés. Ils téléphonent, se donnent rendez-vous là, partent et puis reviennent, parfois sans consommer. Dans la file d'attente, je surprends une conversation entre deux ados : "C'est vraiment dégueulasse. Mais pourquoi on revient toujours ici ?- On ne va quand même pas aller bouffer à la crêperie !"

"25 grammes au lieu de 17 : tu gaspilles !"

Depuis le gril, j'observe les clients à travers une fente d'à peine 10 centimètres, derrière l'étalage à burgers. Jacques, colosse noir, Camerounais d'origine, me glisse : "Eux, ils sont musulmans : prépare des burgers au poisson !" Habituellement, on me considère plutôt comme un bon élève. Pourtant, un soir, Nathalie, la manageuse, me fait vivre un calvaire : comme j'ai eu le malheur de pointer à 18 h 32, elle décide de faire de moi son bouc émissaire du jour. Les oignons ? "Mets en plus !" La salade ? "T'en mets trop !" Et voilà la terreur des cuisines qui file chercher une balance pour peser les feuilles excédentaires. Verdict : 25 grammes au lieu de 17... "Tu gaspilles." J'enrage. Chaque soir, des tranches de bacon et de fromage à peine périmées sont jetées par dizaines dans la benne à ordures. Heureusement, Jacques est là pour m'apaiser : "Prends ton temps ! Faut pas courir, sauf après les filles..."

Facile à dire : la pression est constante. J'ai tout de même trouvé un truc pour rompre la cadence infernale : je me bats pour m'occuper du compactage des poubelles. Malgré le froid et la moisissure, la cave fait presque l'effet d'une cour de récréation. Rémi, lui, est jugé lent par Nathalie, qui l'a pris en grippe. Epuisé, il marmonne : "Je ne tiendrai pas un an. Encore quelques mois, et je me casse !" Mon formateur, Jimmy, n'en pense pas moins : "Je ne vais pas m'éterniser. Ils nous parlent comme à des chiens." Récemment, on lui a proposé d'endosser le costume de manager. Il a refusé. Jimmy vient de banlieue, et ne se berce pas d'illusions : en France, l'ascenseur social est tout le temps en dérangement. Au mieux, il se voit serveur dans un restaurant, un vrai. Avec les pourboires, sûr qu'il amasserait "plus de cash". Entre deux tournées de burgers, chacun tire des plans sur la comète. Rémi, lui, jure qu'il va reprendre des études, un BTS hôtellerie-restauration. "Le fast-food, c'est pas très classe, mais c'est quand même une expérience !"

Pour un premier contact avec le monde du travail, la restauration rapide est, il faut l'avouer, un dépucelage brutal. Antoine, 19 ans, étudiant en deuxième année de fac d'économie, va rompre sa période d'essai. "Je suis à bout de nerfs, m'avoue-t-il à la pause, en avalant son menu X-tra. Moralement, c'est plus dur qu'une prépa !" Son ami Eric - l'un des seuls garçons en caisse - y songe aussi, mais pas pour la même raison. Toujours rasé de près, comme le règlement l'exige, cet étudiant en lettres se plaint d'avoir "l'air d'un vrai puceau à la fac". Le jour où il s'est pointé avec quelques poils, la directrice l'a forcé à utiliser un rasoir jetable et une mousse bon marché. Résultat : il s'est entaillé la peau et a dû porter des pansements sur le visage. Ce n'est pas l'élection de l'employé(e) du mois et la prime de 100 euros offerte à l'heureux(se) élu(e) qui vont compenser ces mesquineries quotidiennes.

Je reçois enfin mon premier compliment... le jour de ma démission, après trois semaines de turbin. "Rémi, je ne vais pas chercher à le retenir... Mais toi, tu es bien plus doué", tente Nathalie. Raté. Elle reprend, suppliante : "Tu es sûr que tu ne veux pas rester encore un peu avec nous ?" L'aboyeuse est devenue mielleuse : je jubile. Mais au gril, à l'heure où je les quitte, mes camarades cuistots ont le moral en berne. Les cafards courent les murs de la cuisine ; des souris zigzaguent entre nos pieds, sur le sol huileux. Partout sont placardées des feuilles A4 plastifiées rappelant la démarche "100 % qualité" de l'entreprise. J'en profite pour interroger un jeune avec lequel je n'ai encore jamais travaillé : "Et toi, tu es là depuis combien de temps ?" Le gars me tend ses deux mains, couvertes de brûlures. "Tu les vois, mes blessures de guerre ? Je suis là depuis bien longtemps, mec... Trop longtemps."


UN JOB ÉTUDIANT TYPE

McDo ou Quick ? Peu importe, tant qu'il y a du boulot. 50 % des équipiers travaillant dans la première enseigne sont des étudiants. Pour 67 % d'entre eux, l'emploi au fast-food constitue leur unique source de revenus. Dans les restaurants français de la chaîne américaine, l'âge moyen d'un équipier atteint tout juste 22 ans. Ce chiffre est à peu près équivalent chez Quick, où seulement 34 % des salariés dépassent les deux ans d'ancienneté.

Le hamburger, "madeleine" fast

Dans une étude pour Quick, Jean-Pierre Corbeau, profession de sociologie de l'alimentation, dresse un tableau de la restauration rapide en France. Sur les 760 jeunes de 15 à 25 ans interrogés dans le cadre de son enquête, 68 % se rendent au moins une fois par semaine au fast-food, 24 % une fois par mois et 8 % jamais. Selon le Pr Corbeau, le hamburger assure une véritable fonction "totémique". Telle une "madeleine", il réveille des "nostalgies" et exprime "un lien social intergénérationnel".

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1 commentaires:

Guillaume Dambreville a dit…

Témoignage étrange et révélateur, super bien écrit. Bravo Sylvain !