jeudi 17 mars 2011

ANALYSE - La force du " made in Japan " - Philippe Mesmer

Le Monde - Spécial, jeudi, 17 mars 2011, p. SPA4

La tragédie qui frappe le Japon en ce mois de mars suscite des interrogations sur l'avenir d'une économie qui, en 2010, a réalisé une croissance de 3,7 % - la meilleure performance des pays du G8 -, et qui avait commencé la nouvelle année de manière plutôt positive. C'était jusqu'au séisme qui a dévasté la région du Tohoku. Combien coûtera la reconstruction ? 10 000 milliards de yens (87,5 milliards d'euros), comme l'évoquent certains analystes, et 3 points de croissance ?

Il est certainement trop tôt pour le dire. Mais une chose paraît certaine : le drame porte un nouveau coup à une économie qui a par ailleurs connu un tournant symbolique en 2010. Au terme d'une trentaine d'années de développement à marche forcée, la Chine a ravi au Japon la deuxième place dans le classement des économies mondiales, une position qu'il occupait depuis 1968.

En septembre 2010, ce passage de témoin avait incité l'éditorialiste Koichi Nishioka, du quotidien économique Nihon Keizai, à titrer un de ses articles " Le rêve d'hier de dominer les Etats-Unis est repris par la Chine ". Il faisait ainsi référence à la couverture du magazine Toyo Keizai datant du 8 juin 1991, qui était barrée de la mention : " Le jour où le produit national brut japonais dominera le monde ". Dans ce numéro, 19 experts prédisaient qu'en 2010, l'Archipel aurait dépassé les Etats-Unis en termes de richesse accumulée.

Ils se trompaient. Les vingt années qui ont suivi leurs oracles ont été deux décennies de relative stagnation, marquées par un enchaînement de plans de relance qui ont alimenté un endettement qui s'élève aujourd'hui à plus de 200 % du produit intérieur brut (PIB), des pressions déflationnistes persistantes, une bipolarisation lente mais régulière d'une société par ailleurs vieillissante et à la population déclinante. Triste constat, qui fait oublier que le chômage n'a jamais dépassé les 5,5 % et que la société japonaise reste une des plus sûres du monde.

Pourtant, à regarder les résultats des industriels nippons, il semble que le Japon a encore de quoi tenir son rang dans l'économie mondiale. Au terme de l'exercice 2010 clos fin mars, les grands groupes manufacturiers - moteurs de l'activité nationale car principaux débouchés de milliers de PME aux compétences parfois uniques - devraient enregistrer des profits avant impôt de 8 350 milliards de yens (73 milliards d'euros), un montant équivalent à 73 % du niveau record atteint en 2007.

Une performance réalisée malgré la forte appréciation du yen - 110 yens pour un dollar avant la crise de 2008, 82 yens aujourd'hui. Affirmer que les géants nippons ont juste profité des plans de relance du gouvernement serait réducteur. Ils réalisent l'essentiel de leurs gains sur les marchés étrangers, où le " made in Japan ", avec ses produits qui ont marqué leur époque comme le Walkman de Sony, la Prius de Toyota ou encore la console de jeux Wii de Nintendo, bénéficie toujours d'une image de qualité et de fiabilité. L'un des principaux dépositaires de cette " marque ", le constructeur automobile Toyota, a même réussi à conserver sa première place mondiale malgré une crise sans précédent marquée par le rappel massif de 18 millions de véhicules en seize mois.

Les bons résultats de 2010, conjugués à une progression de la rentabilité, montrent que Toshiba, Canon et consorts ont su profiter des années de stagnation pour se transformer, s'adapter à la nouvelle donne internationale. Ils apprennent même à se jouer des taux de change. Ricoh achète ses matières premières avec un large éventail de monnaies, de l'euro à la roupie, en passant par le bath thaïlandais, pour minimiser les pertes liées aux variations des taux de change.

Ces groupes restent par ailleurs à la pointe de l'innovation, ce qui explique en partie le fait que le Japon conserve un excédent commercial avec la Chine et la Corée du Sud. Les industriels nippons parviennent encore à proposer des savoir-faire uniques qui leur permettent de vendre à des géants de l'électronique comme Samsung des petites " boîtes noires " contenant une technologie qu'ils sont les seuls à maîtriser, indispensable au fonctionnement des appareils les plus à la mode.

Dans la compétition mondiale, les géants de l'Archipel occupent des places enviables dans plusieurs secteurs-clés : l'électronique grand public, l'automobile, la robotique ou encore les technologies environnementales. Cette avance a été acquise grâce à une politique volontariste de soutien à l'innovation, en laquelle le Japon a toujours cru depuis l'ère Meiji (1868-1912) qui l'a vu s'ouvrir au monde.

Aujourd'hui, Tokyo investit 3 % du PIB dans la recherche et développement. Les " pôles de compétitivité " existent au Japon depuis plusieurs décennies. Et les entreprises suivent, même si elles doivent faire face à une compétition accrue venue de Chine ou de Corée du Sud.

Cette capacité d'innovation fait du Japon le premier pays en termes de dépôt de brevets, devant les Etats-Unis et la Chine. Cela lui permet de maintenir une avance qui peut parfois se retourner contre lui. Certains produits ne sont vendables que dans l'Archipel.

Ce phénomène, baptisé " Galapagos ", trouve son illustration sur le marché des téléphones portables. Les modèles développés par NEC, Toshiba ou Fujitsu conservent une longueur d'avance sur leurs concurrents étrangers. Bien avant l'arrivée de l'iPhone d'Apple, ils permettaient déjà de régler ses achats, de regarder la télévision en haute définition, de surfer sur Internet. Mais ils n'ont jamais réussi à s'imposer à l'étranger, en partie d'ailleurs à cause d'une certaine mauvaise volonté des industriels, qui se satisfaisaient de leur très dynamique marché national. Certains estiment aujourd'hui que le rapide développement des smartphones est une chance pour les groupes japonais de prendre une revanche.

Autre manifestation du phénomène " Galapagos ", certains groupes industriels ont commis de graves erreurs stratégiques qui leur ont coûté cher. Sony, qui dominait le marché des téléviseurs, n'a pas cru aux écrans plats. Pour rattraper son retard sur un marché qui a vite explosé, il a dû s'allier avec le sud-coréen Samsung.

De même, les industriels japonais n'ont pas senti le potentiel de l'iPhone d'Apple, et le succès de l'appareil du groupe américain reste perçu comme une humiliation. Mais certains ont vu là le moyen d'une prise de conscience salutaire.

Le Japon est une puissance industrielle et novatrice et compte bien le rester. La stratégie de croissance adoptée en juin 2010 et qui définit les priorités du développement national à l'horizon 2020 accorde une place non négligeable aux nouvelles technologies. L'un des objectifs est de favoriser la création d'un marché des énergies renouvelables de 10 000 milliards de yens (87,5 milliards d'euros) et de porter à 4 % la part du PIB dans la recherche et développement.

Philippe Mesmer

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