Pendant plus de deux siècles jusqu'aux années 1850, le Japon choisit de s'isoler du reste de la planète. La politique de Sakoku (" pays fermé ") limitait les contacts avec l'étranger. Le Japon de 2011 est, en revanche, l'une des grandes puissances commerciales internationales. Ses entreprises figurent parmi les plus grands exportateurs et investisseurs mondiaux
Cependant, et c'est là le paradoxe, le Japon est non seulement très peu mondialisé mais il se replie de plus en plus sur lui-même en comparaison avec ses voisins asiatiques et les économies développées d'Amérique du Nord et d'Europe.
La formation des élites est le meilleur indicateur de cette absence de mondialisation. Depuis quelques décennies, l'éducation supérieure en Occident, surtout dans les institutions les plus prestigieuses, s'est ouverte sur le monde : études à l'étranger, cours en anglais dans les pays non anglophones, doubles diplômes, etc. Mais au Japon, les filières d'élite qui ouvrent la porte aux emplois les plus prestigieux dans le monde de l'entreprise, les médias, et la fonction publique fonctionnent en vase clos. Les étudiants sont à 98-99 % japonais, presque tous les enseignants le sont aussi, et les diplômés en général sont incapables de travailler en anglais, contrairement aux jeunes élites coréenne, taïwanaise, et maintenant chinoise. Les études à l'étranger ne sont pas valorisées, ce qui explique le déclin du nombre de jeunes Japonais suivant des cursus hors de l'Archipel.
Loin des débats mondiaux
En conséquence, peu de Japonais s'expatrient, à l'exception des cadres des entreprises. Les multinationales occidentales ont souvent des dirigeants et parfois des PDG originaires de l'étranger mais rares sont les Japonais dans les entreprises étrangères. C'est aussi l'une des nationalités les moins représentées dans les organisations internationales (ONU, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce, etc.), les grandes ONG (Greenpeace, Médecins sans frontières...) et les forums mondiaux tels que Davos. Les universités américaines ont un corps enseignant cosmopolite, mais les Japonais y sont presque complètement absents.
Cela explique l'absence du Japon dans les grands débats mondiaux. Par exemple, depuis 2008, de nombreux économistes, politiciens, essayistes, polémiquent sur la crise financière internationale, mais aucun Japonais ne participe à la discussion en dehors de l'Archipel. Le protocole de Kyoto sur la réduction des gaz à effet de serre fut signé, comme son nom l'indique, dans l'ancienne capitale impériale, mais les experts japonais du climat ne se font pas entendre sur la scène internationale.
Comment expliquer cette contre-mondialisation ? Contrairement à la situation qui prévalait au début de l'ère Meiji (fin du XIXe siècle), quand le Japon était un pays émergent, il est aujourd'hui une des économies les plus riches du monde et cela depuis longtemps. Son marché intérieur est énorme, sa population - 127 millions - ferait de lui, de loin, le plus grand pays de l'Union européenne. Il est, après les Etats-Unis, la première puissance technologique mondiale. S'il existait un classement mondial des produits linguistiques bruts, le japonais serait deuxième sur la liste après l'anglais, car le PIB des japonophones est supérieur à celui des locuteurs de mandarin (le PIB chinois vient de dépasser celui de son voisin japonais, mais une partie considérable de son économie est située dans des régions où le cantonais ou d'autres idiomes sont parlés), et des germanophones, francophones et hispanophones. Un Japonais, qu'il soit économiste ou chroniqueur de politique internationale, peut donc écrire dans sa langue en étant assuré d'un grand lectorat.
Les autres pays asiatiques, même ceux comme la Corée du Sud qui sont maintenant des économies développées, ressentent encore le besoin de se moderniser au contact de l'Occident. La Chine en est le meilleur exemple. Les caciques du Parti communiste prônent le " consensus de Pékin " - le capitalisme plus le parti unique - mais, comme les nouveaux riches chinois, s'assurent que leur progéniture maîtrise parfaitement la langue de Shakespeare et l'envoie étudier en Amérique. Le Japon, en revanche, est la seule société non-occidentale où pratiquement tous les enfants de familles aisées accomplissent leur scolarité dans le système éducatif national (public ou privé) dans la langue du pays, du jardin d'enfants au doctorat.
S'étant modernisé au XIXe siècle, le Japon est donc un cas unique dans le non-Occident. Il a de solides institutions - la haute fonction publique, les universités, certaines grandes entreprises - qui datent, pour utiliser une chronologie française, des premières décennies de la IIIe République. Elles jouissent donc au Japon d'un grand prestige. Il n'est pas logique pour un Japonais d'aller faire ses études à l'étranger, car un diplôme de l'université de Tokyo prime sur celui d'une faculté étrangère. Rentrer au Japon après une dizaine d'années dans une entreprise non japonaise est moins valorisant sur un CV qu'un début de carrière dans une grande multinationale nippone. Au début de l'ère Taisho (1912-1926), en revanche, la situation était très fluide, permettant à des hommes comme Korekiyo Takahashi de devenir ministre des finances et premier ministre sans jamais avoir fait d'études. Ceux qui avaient pu étudier en Europe bénéficiaient d'un énorme avantage sur leurs amis restés au pays.
Lanterne rouge
Cette non-mondialisation de la société nuit au pays. Coupées du monde extérieur, ses universités sont, surtout dans les sciences humaines, d'une regrettable médiocrité pour un pays aussi avancé. Ses élites politiques, intellectuelles et économiques n'ont pas l'influence qu'elles devraient avoir. Isolé des grandes tendances de notre époque, le Japon est la lanterne rouge des pays riches en ce qui concerne la féminisation (un magazine américain comptabilisait plus de femmes d'affaires de premier rang en Arabie saoudite qu'au Japon !), l'immigration, la maîtrise de l'anglais et d'autres langues étrangères, la capacité de comprendre le monde étranger.
Mais l'ouverture sur le monde pourrait aussi être fatale à une partie considérable de l'élite. Un Japon mondialisé offrirait plus d'opportunités aux femmes, aux étrangers et à ceux qui n'ont pas suivi la voie royale (faculté de droit de l'université de Tokyo, haut fonctionnaire ou cadre dans une prestigieuse entreprise japonaise). Les membres les plus médiocres de l'élite actuelle pourraient donc se retrouver en concurrence avec des personnes actuellement exclues du système. Malheureusement, il ne faut donc pas s'attendre à une évolution rapide du Japon.
Robert Dujarric
Directeur de l'institut d'études asiatiques de Temple University Japan, à Tokyo
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