Le Monde diplomatique - Mars 2011, p. 3
Controverse sur les origines de la crise financière
Sept cents témoins, dix-neuf jours d'auditions publiques, six cents pages de rapport et mille cent documents sur la Toile n'ont pas suffi à faire l'unanimité des dix membres de la Commission d'enquête sur la crise financière (1). Il faut dire que les chances d'un accord étaient limitées. La commission avait été constituée sur une base bipartisane, réunissant six élus démocrates et quatre républicains. Même le quatuor républicain a été incapable de parler d'une seule voix. Le rapport se compose ainsi de trois sections. La première est celle des démocrates ; la deuxième, de trois républicains ; et la troisième, du dernier républicain.
L'accueil dans la presse est à l'image de ces divergences. Certains célèbrent une " information fascinante ", la " richesse documentaire " du rapport... Un commentaire du New York Times montre bien la violence de la controverse : le rapport ne serait que " fouillis ", " rabâchage " et " méli-mélo " (2). Pourtant, la caractérisation sarcastique des divers points de vue proposée par l'auteur décrit assez justement l'éventail politique. La contribution des démocrates est " une collection d'essais de gauche " ; celle des trois premiers républicains, " une présentation PowerPoint penchant à droite " ; et celle du dernier républicain, un " pittoresque magazine d'extrême droite ". Chacun pour son grade.
Commençons par la section principale, celle de la majorité démocrate. Le drame s'est joué, nous dit-on, sur fond de financiarisation folle : emprunts excessifs, investissements risqués, manque de transparence, mise à l'écart de certains postes du bilan des banques, acrobaties sur les marchés dérivés. Pas très original, mais bien documenté et sans ménagement. La thèse centrale est explosive. La crise n'était en rien imprévisible : " Il y eut des signes annonciateurs. La tragédie est qu'ils furent ignorés ou minimisés. " Elle était aussi évitable : " Nous n'acceptons pas l'idée que les régulateurs n'avaient pas le pouvoir nécessaire à la protection du système financier. Ils avaient un grand pouvoir dans beaucoup de domaines et ont choisi de ne pas l'utiliser. "
Le gouvernement est accusé d'avoir été mal préparé pour affronter la tourmente, et ses réponses sont jugées inconséquentes. La Réserve fédérale n'a pas cherché à ralentir l'accumulation des prêts dits " toxiques ", notamment les fameux crédits subprime, en établissant des normes régissant l'octroi des crédits : " Le premier exemple est l'incapacité de la Réserve fédérale à arrêter le flux d'hypothèques toxiques, dont le rôle fut central, ce qu'elle pouvait faire en établissant des normes de crédit hypothécaire prudentes. La Réserve fédérale était la seule entité possédant ce pouvoir, et elle ne l'a pas fait. " Son ancien président Alan Greenspan est nommément désigné. Les hauts responsables de certaines grandes institutions financières sont accusés d'erreurs de gestion, notamment de gestion des risques. L'action des agences de notation est dénoncée comme un facteur essentiel de la crise. Et les pratiques frauduleuses n'étaient pas rares.
Enfin, le secteur financier est accusé d'avoir fait pression sur les décideurs : " L'industrie financière elle-même a joué un rôle-clé dans la réduction des contraintes réglementaires pesant sur les institutions, les marchés et les produits. Qu'une industrie d'une telle richesse et d'un tel pouvoir fasse pression sur les décideurs en matière de politique et sur les régulateurs n'a pas été une surprise pour la commission. " Suit la mention des milliards de dollars dépensés en lobbying et financement de campagnes électorales. L'un des grands thèmes de l'offensive est donc le manque de réglementation.
A cette accusation, que pouvaient répondre les républicains ? L'affirmation de la nécessité d'une réglementation accrue est insupportable à leurs oreilles. Le président républicain du comité des services financiers de la Chambre des représentants déclara à la presse : " A Washington prévaut l'idée que les banques doivent être réglementées, alors que, de mon point de vue, Washington et les régulateurs sont là pour servir les banques (3). " On raconte que les quatre républicains ont tenté de faire voter la mise à l'index du mot " déréglementation " dans le rapport (ainsi que de " Wall Street ", entre autres) (4). Mais un accord semble avoir été impossible entre eux.
Un déséquilibre vieux de trente ans
Le premier argument de la défense républicaine est que la tourmente ne saurait être imputée aux seuls Etats-Unis, puisque le boom immobilier et la crise financière ont aussi touché les principaux pays avancés. Rien n'est dit, cependant, des " performances " extraordinaires des Etats-Unis en matière de crédits dangereux. L'argumentation joue surtout d'une diversion bien connue : la faute est imputée à d'autres, en l'occurrence à la Chine et aux pays exportateurs de pétrole. Ces pays, qui jouissent d'un fort excédent de leur balance commerciale, épargneraient trop, c'est-à-dire ne dépenseraient pas assez leurs dollars. Il en résulterait une masse de liquidités cherchant à se placer sous la forme d'investissements financiers.
Cette abondance de fonds aurait provoqué la baisse des taux d'intérêt et suscité l'appétit d'emprunt immodéré des ménages américains : " A partir de la fin des années 1990, la Chine et d'autres grands pays en développement, ainsi que les pays producteurs de pétrole, consommèrent et investirent moins chez eux qu'ils ne gagnaient en revenu. D'énormes masses de capitaux à bon marché se déversèrent sur les Etats-Unis, rendant l'emprunt bon marché. "
Mis à part le fait que les pays incriminés ne sont pas ceux qui ont acheté les titres toxiques américains, et sans entrer dans les arcanes des mécanismes de détermination des taux d'intérêt, il est facile de réfuter cet argument en utilisant celui des démocrates de la commission : il appartenait à la Réserve fédérale de fixer les normes interdisant aux banques des prêts évidemment risqués.
La dernière section du rapport décoche la flèche empoisonnée, l'arme favorite à droite de la droite. Le problème se situe bien aux Etats-Unis même, mais il réside dans les programmes sociaux des gouvernements successifs. Depuis de nombreuses années, des programmes visant à faciliter l'accès à la propriété des ménages modestes ont été votés : " Il y a de bonnes raisons de croire que la bulle [immobilière] de 1997-2007 s'amplifia et dura davantage que les précédentes du fait des politiques des gouvernements, qui accrurent artificiellement la demande de logements en dirigeant vers le marché immobilier davantage de fonds que ceux qui auraient été disponibles si les anciennes normes avaient été maintenues et si le gouvernement n'avait pas suscité la croissance des subprime. "
Les agences géantes (5), dont les plus connues sont Freddy Mac et Fannie Mae, sont directement impliquées, puisqu'elles étaient supposées racheter préférentiellement aux institutions de prêt les crédits consentis selon ces critères " sociaux ". Il fallait donc arrêter d'aider les pauvres ! Au début du rapport, les membres démocrates ont pris soin de réfuter cette argumentation, expliquant que les crédits octroyés sous couvert de ces lois sociales ne représentaient qu'un faible pourcentage du total.
Que penser des attaques des démocrates sur la folie financière et le manque de réglementation ? Leur explication de la crise et les recommandations implicites qu'elle suggère laissent entendre que si le " premier Obama ", celui d'avant la perte de la majorité démocrate, avait eu le loisir de se projeter dans l'image flatteuse d'un nouveau Roosevelt, on aurait pu espérer des réformes d'une portée substantielle - un désir toujours présent malgré le revers électoral. Il est pourtant difficile d'exprimer un accord véritable avec les démocrates de la commission. Certes, les responsabilités individuelles et institutionnelles ont été directement engagées ; mais la crise était-elle évitable ? Comme toute interprétation limitée aux aspects financiers, l'analyse reste partielle. Deux lacunes, notamment. Le diagnostic ne prend pas acte d'aspects fondamentaux de la situation économique américaine ; et il ignore les dynamiques historiques du changement social sous-jacentes à l'éclatement de la crise.
Sur le premier point, un peu de macroéconomie apparaît ici nécessaire. Dans un monde de libre-échange et de libre circulation des capitaux, les Etats-Unis se sont payé le luxe d'une trajectoire, unique dans le monde, de déséquilibres internes et externes cumulatifs. Du fait d'une concurrence internationale accrue, une partie croissante de la demande s'est adressée à des producteurs du reste du monde (6). Confronté à la nécessité de soutenir la demande adressée aux entreprises localisées sur son territoire, le pays a dû mener une vigoureuse politique de crédit aux ménages. Mais il n'a pu éviter qu'une proportion croissante de la demande ainsi créée se tourne, elle aussi, vers le reste du monde. C'est un phénomène bien connu.
La différence est que, au lieu de déboucher sur l'interruption de la relance, comme en France en 1983 ou dans d'autres pays, la puissance des Etats-Unis et la force du dollar ont permis la poursuite de cette politique pendant trente ans, au prix d'un déficit commercial en augmentation. Le flux de dollars qui en résulte vers le reste du monde revient aux Etats-Unis sous la forme de placements financiers, provoquant ce qu'on peut qualifier, en simplifiant, de dette extérieure, c'est-à-dire contractée par des agents américains auprès d'agents étrangers. Or la croissance de la dette des ménages et du gouvernement des Etats-Unis vis-à-vis d'agents du pays et celle de la dette extérieure vont nécessairement de pair (7). Cette nécessaire stimulation par le crédit vint se conjuguer à l'aventurisme des institutions financières pour produire les conditions désastreuses menant à la crise.
Concernant les dynamiques historiques plus profondes, on ne pouvait attendre des membres démocrates de la commission qu'ils montrent du doigt le nouvel ordre social néolibéral établi au début des années 1980, bien qu'ils évoquent trente années de déréglementation. La question essentielle, celle de la nature du néolibéralisme, et sa relation à la crise leur échappent.
Qu'est-ce donc que le néolibéralisme ? Un ensemble de pratiques sociales, économiques et politiques ; un ordre social. Comme chacun sait, les riches se sont enrichis de manière spectaculaire, et c'était bien l'objectif. Plus qu'individuelles, les responsabilités sont " de classe " : les classes capitalistes et leurs alliés, les cadres supérieurs des secteurs privé et public (notamment les plus haut placés et ceux de la finance), ainsi que ceux des partis de droite et de gauche. Le ralliement des gestionnaires ou des organisateurs a sonné le glas des alternatives keynésiennes ou sociales-démocrates de l'après-guerre. Face à ces classes, il y a, certes, les pauvres, mais, plus généralement, les classes populaires d'ouvriers et d'employés.
En dernière analyse, la crise est le révélateur des contradictions de ce nouvel ordre social qui a tenté de repousser tous les obstacles à sa soif de revenus et de pouvoir, jusqu'à l'intenable. La financiarisation en est une manifestation. A cela il faut ajouter que la crise est partie des Etats-Unis parce que ce pays était le plus avancé sur cette voie, et que son hégémonie internationale lui avait permis, trente ans durant, de poursuivre une trajectoire de déséquilibres.
Mais la mise en avant de ces dynamiques historiques suggère une interprétation plus en profondeur des clivages internes à la commission et de ses divers argumentaires. Ceux-ci ne sont pas seulement l'expression de divergences d'opinions entre les deux partis : ils révèlent aussi des enjeux politiques qui témoignent des modalités de l'alliance entre les classes capitalistes et les cadres dans le néolibéralisme. Ainsi, les trois républicains souhaitent la perpétuation d'un néolibéralisme inchangé ; leurs arguments relèvent de la défense rigoureuse des intérêts des capitalistes comme leaders incontestés de l'alliance au sommet. Le quatrième républicain, d'extrême droite, manifeste sans vergogne la volonté de tirer parti des conditions de la crise pour accentuer la pression sur les classes populaires. Comme en Europe, il s'agit d'extirper jusqu'à la racine les restes du compromis social de l'après-guerre. Ce sont ces mêmes groupes qui prônent la suppression pure et simple de la Banque centrale, sans laquelle 2010 aurait ressemblé à 1933 (8). Mépris du peuple et haine du bureaucrate vont de pair.
Quant aux démocrates, la mondialisation fait, à leurs yeux, partie des évolutions irréversibles. Comme les socialistes français, ils souhaitent un " bon " capitalisme, avec un secteur financier honnête et modéré. Mais leur diagnostic suggère un certain glissement des alliances au profit d'entreprises non financières, recentrées sur la production et sur une croissance bien réelle, dans une économie dont les pratiques seraient modérées par les cadres de l'Etat. Leur discours évoque timidement le New Deal, lorsque la responsabilité de la dépression avait été attribuée à la finance, que le président Roosevelt, cherchant une alliance avec les classes populaires, osait affronter le big business, et que les cadres des administrations prenaient la situation en main. Mais dans quelle mesure les démocrates d'aujourd'hui souhaitent-ils un tel renversement d'alliances ?
Note(s) :
(1) " The financial crisis inquiry report ", 2011. Sauf mention contraire, les citations qui suivent en sont extraites.
(2) Frank Partnoy, " Washington's financial disaster ", The New York Times, 29 janvier 2011.
(3) Déclaration de Spencer Bachus au Birmingham News, rapportée par Paul Krugman, " Wall Street whitewash ", The New York Times, 17 décembre 2010.
(4) Rapporté par Paul Krugman, op. cit.
(5) Agencies ou, plus rigoureusement, government-sponsored enterprises.
(6) La Chine est mise en accusation, mais deux tiers du déficit sont le fait d'autres pays.
(7) Cf. The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, 2010.
(8) La production chuta de 25 % entre la fin de 1929 et 1933. Le système financier s'effondra en 1932.
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