l'Humanité - Cuisine, lundi, 14 mars 2011
Ces dernières années, les contestations sociales ont pointé les déséquilibres du boum économique. L'Assemblée nationale, qui vient de tenir sa session, confirme le tournant social que devrait prendre le développement de la Chine : priorité à l'amélioration de vie des Chinois. Une orientation qui devra être suivie par la nouvelle équipe dirigeante qui sera élue en 2012 lors du prochain congrès du PCC.
La Chine va-t-elle s'enflammer ? La Chine peut-elle s'enflammer ? Depuis le 17 février, jour où, sur le site Boxun.com, un forum sinophone installé aux États-Unis, un post signé d'un certain « Mo Li Hua », signifiant « fleur de jasmin », invitait les « Chinois qui rêvent d'une Chine meilleure » à aller « flâner à des points de rassemblement », à Pékin, Shanghai ou dans une vingtaine de cités chinoises, une fièvre qui aurait débarqué de Tunis, du Caire, ou d'autres capitales arabes a provoqué des mesures de sécurité exceptionnelles. Ces appels, émanant d'inconnus, fortement répercutés par les médias occidentaux et chinois - mais non pour les mêmes raisons - se réduisent-ils à vouloir créer quelques vaguelettes dans une tasse de thé ou sont-ils quelques signes précurseurs d'un mouvement appelé à s'étendre ?
La première surprise vient de la force de réaction du gouvernement à des messages ultraconfidentiels. « Comme l'immense majorité d'entre nous je n'étais au courant de rien, confie ce jeune fonctionnaire, jusqu'au moment où les responsables des bureaux ont fait passer l'avertissement de ne pas se rendre là où les rassemblements étaient annoncés. On ne savait pas de quoi il s'agissait mais on s'est très vite informés. Si on le veut, ce n'est pas difficile. » Il est vrai que les médias officiels ont tendu la perche et enfoncé le clou par des mises en garde contre ces appels. « Chacun sait que la stabilité est une bénédiction et le chaos une calamité », écrivait l'éditorialiste du Beijing Daily (le 5 mars). Depuis la révolution tunisienne, le gouvernement chinois avait adopté une ligne d'information minimale concernant les manifestations. Mais, en Chine, contourner la censure est un sport national, et les internautes y excellent « parce que c'est normal de chercher à savoir ce qui se passe dans le monde et d'en discuter », estime notre interlocuteur fonctionnaire, représentatif de la nouvelle société civile qui émerge et s'exprime sur Internet (plus de 420 millions d'abonnés en juin 2010, en augmentation de 20 millions par an). Ces blogs majoritairement écrits par des urbains éduqués y parlaient des conséquences possibles en Chine des événements arabes et de l'évolution démocratique du pays, mais aussi des freins que constituent l'immensité de l'espace et le poids du nombre. Si la contestation perce dans certains blogs, elle est tangible sur le terrain.
Les capacités de mobilisation des Chinois se sont considérablement renforcées. Preuve en est la vague de grèves du printemps 2010 qui a touché non seulement la riche province méridionale du Guangdong mais aussi les prospères régions côtières plus au nord : non seulement des contestations ouvrières mais aussi celle des taxis à Chongqing. Plus généralement, l'agitation sociale grandit depuis le milieu des années 1990 : arrêts de travail, lettres collectives adressées aux autorités locales et à l'Assemblée nationale populaire, visites aux instances administratives, doléances postées sur Internet... Ces mouvements initient un processus qui modifie les relations de pouvoir entre gouvernants et gouvernés.
Autre souci venu se greffer, l'inflation, moteur potentiel de mécontentement durable : les prix ont augmenté en moyenne de près de 5 % au cours des derniers mois, une hausse qui peut atteindre 10 % pour de nombreux produits de première nécessité. « La révolution du jasmin est impossible en Chine. L'opinion chinoise, qui a vu son niveau de vie augmenter depuis trente ans, n'en veut pas », nous assure cet économiste connu de la mouvance libérale nationaliste. « Il y a du mécontentement mais ne l'exagérons pas. Les gens ne vont pas descendre dans la rue pour réclamer un système politique comme en Occident, lequel renvoie aujourd'hui une bien piètre image, tant de ses dirigeants politiques que des capacités de son système lui-même à empêcher la débâcle financière qui frappe la planète. Est-ce normal que la finance commande à l'État ? »
« Croire que les mouvements de révolte dans les pays arabes pourraient être imités en Chine serait se tromper totalement sur la nature du mécontentement qui y existe », relève Zhao, étudiante à Beida. Ce que réfute en partie le professeur Zhang Ming, politologue à l'Université du peuple, qui voit d'un « oeil optimiste » les influences venues du monde arabe. « C'est un encouragement pour les Chinois à poursuivre leurs pressions vers plus de démocratie. » Il estime le régime dans « une période critique face à une multiplication de problèmes sociaux accumulés qu'il ne peut régler efficacement ». « Si le gouvernement ne peut agir, qui peut nier qu'il peut y avoir une explosion sociale ? interroge-t-il. C'est une question de survie pour le régime. D'ailleurs de hauts cadres du Parti le disent également. »
Tout au long de l'année 2010, de telles voix se sont fait entendre, pointant du doigt les blocages du système et les incohérences du schéma de développement, de plus en plus souvent attribués à l'absence d'ouverture politique. Elles sont convaincues que l'écoute, le dialogue et la justice sociale renforceraient le Parti au lieu de l'affaiblir. Des professeurs de l'École centrale du PCC, Xing Ming ou Du Guang, se sont exprimés sur la démocratisation politique et ce qu'elle génère comme renouvellement de structures : « Processus d'élargissement des droits civiques, créations d'associations permettant aux plus démunis de résister à ceux qui empiètent sur leurs droits, meilleurs moyens de lutter contre la corruption... »
Lau Kin-Chi, professeure à l'université Lingnan de Hong Kong et présidente de l'organisation alternative Arena (proche de Samir Amin), au sein de laquelle se retrouvent les membres de la « Nouvelle Gauche » chinoise, pointe aussi les inégalités sociales comme la principale cause du mécontentement. « Le degré d'inégalité est actuellement de 0,47, selon le coefficient Gini qui le mesure. C'est plus que la barre de 0,4 considérée comme potentiellement dangereuse. Mais contrairement aux analyses faites par les libéraux, nous estimons que ce mécontentement n'est pas porteur de la même idéologie que les "révolutions de couleur" en Europe de l'Est. Contrairement aux peuples de ces pays, les Chinois ont fait ces dernières décennies l'expérience des pratiques capitalistes. Même si les conditions de vie ont changé, l'ouverture à la mondialisation leur a valu la perte d'acquis sociaux, des pressions de la compétitivité, de la précarité, du chômage... Nous voulons aujourd'hui obtenir du pouvoir des solutions collectives et non individuelles, un retour à des valeurs de justice sociale, d'équité, de confiance en l'avenir. »
Des aspirations qui se manifestent de diverses façons. Un sondage paru dans le China Daily (3 mars), quotidien en langue anglaise, a suscité bien des commentaires. Il révèle que 6 % seulement des Chinois interrogés se disent heureux, déclinant les nombreuses causes du mal-être, dont la précarité, les pressions sociales, les prix des logements... Or la publication d'une telle enquête correspond à un concept récemment avancé par le premier ministre chinois, Wen Jiabao, lors d'un chat avec des internautes, de mise en place d'un « indice de félicité nationale » intégrant un certain nombre d'« indicateurs du bonheur » et venant contrebalancer le seul PNB comme indicateur de bien-être. La proposition aurait été suggérée par les assemblées populaires provinciales qui ont préparé les sessions parlementaires nationales. Au moment même où l'on annonçait que la croissance chinoise à deux chiffres venait de propulser le pays sur la deuxième marche du podium pour ce qui est du produit intérieur brut !
En inaugurant samedi dernier la session annuelle de l'Assemblée nationale à l'issue de laquelle sera adopté aujourd'hui le 12e plan quinquennal, courant jusqu'en 2015, Wen Jiabao a exprimé l'inquiétude des autorités face au potentiel de tensions. À l'adresse des Chinois, le premier ministre a reconnu le grand ressentiment et la colère sociale généralisée face à l'inflation, les prix du logement, les expropriations brutales ou encore la corruption des fonctionnaires : « rendre la vie moins chère et plus juste sera donc la priorité du gouvernement », a déclaré Wen Jiabao. « Nous devons faire de l'amélioration des conditions de vie de la population un pivot combinant réformes, développement et stabilité », a-t-il résumé. Un discours assez loin du laconique « Enrichissez-vous » des années 1990 et ressassé pour faire admettre - en vain - la fulgurante montée des inégalités. Priorité, donc, à la lutte contre l'inflation, l'augmentation des revenus des paysans, une hausse du smic et la création d'emplois, l'augmentation des dépenses sociales ou la lutte anticorruption. Deuxième urgence : contrôler l'envolée des prix de l'immobilier qui empêche l'accès au logement des classes moyennes et modestes, et aussi maîtriser les opérations immobilières douteuses.
Et surtout, le gouvernement confirme la prise en compte du monde rural, laissé à l'écart de la croissance depuis la fin des années 1990. « Le développement du monde rural est considéré comme la priorité des priorités de notre travail », a répété Wen Jiabao. C'est à peu près 700 millions de la population chinoise qui est concernée (sur plus de 1,3 milliard d'habitants que compte la Chine).
Ces objectifs imposent d'une part un véritable tournant social du développement chinois, avec des préoccupations recentrées sur les grands équilibres internes de la Chine, et d'autre part des transformations radicales du mode de production. D'ores et déjà, plusieurs questions sont posées. Les engagements du gouvernement pour ce plan quinquennal devront être suivis dès 2012 par une autre équipe dirigeante, renouvelée au prochain congrès du PCC. Et selon l'avis de nombreux experts, un tel recentrage du développement prendra plusieurs années. Le gouverneur de la Banque populaire de Chine, Zhou Xiaochuan, estime qu'il faudra au moins une décennie pour changer de modèle. Et cela peut-il se faire sans heurts ?
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