Les produits chimiques utilisés dans l'agriculture peuvent causer de graves pathologies, parfois mortelles. Aujourd'hui, des paysans se battent pour briser le tabou. Témoignages.
Parler, pour la première fois, de ce corps qui s'érode et s'épuise. Du lourd soupçon. De ce métier qui le tue, depuis des années, à bas bruit. Frédéric Ferrand, 40 ans, s'est décidé à sauter le pas. "Parce qu'il faut briser l'omerta. Parce qu'un paysan, ça ne cause pas", murmure-t-il, ce soir de février, le teint hâve, flottant dans son pull blanc, dans la cuisine de la vieille maison de pierre charentaise, entouré de ses parents, Jacky et Marie-Rose.
Ce jour d'avril 2010, quand l'urologue, dans son cabinet d'Angoulême, lui a demandé : "Vous faites quoi, comme métier ?", Frédéric a répondu, sans y penser : "Viticulteur." La vigne. Sa passion, son "sang", comme il dit, l'héritage de sa famille, sur ces terres de cognac bénies des dieux. "Encore un", a lâché le médecin, d'un air las. Encore un quoi ? Un cancer de la vessie. Niveau T4, le plus élevé, métastasé.
Un an, bientôt. Un an depuis qu'il s'est réveillé un matin en "pissant le sang" et Frédéric n'arrive toujours pas à y croire. Six chimiothérapies, des murs blancs à l'infini, et, à l'âge où l'on bouffe la vie, lui qui doit lutter chaque jour un peu plus. "L'été dernier, à l'institut Bergonié, à Bordeaux, j'ai croisé une dizaine de viticulteurs qui avaient la même maladie que moi... Mais eux n'en parlent pas." Comment y croire, seulement ? Ils se sont tués au travail, et maintenant c'est le travail qui les tue ! Et ce sont ces maudits pesticides, tant vantés hier, qui leur auraient inoculé le poison ? "On avait tous confiance dans ces produits !" dit Frédéric, les yeux écarquillés comme au premier jour de sa vie. Pendant des années, il en a manipulé des bidons, des mixtures, pour soigner ses plants de vigne, à mains nues, sans masque. Sans savoir. "Sur les étiquettes, il n'y avait rien de marqué, même pas qu'on devait mettre des gants !" Le marchand de produits faisait son tour annuel. Il arrivait avec sa camelote et délivrait son ordonnance, pas gratuite, assortie d'un planning, avec l'air sentencieux d'un professeur de la Sorbonne. Contre le mildiou, du Polyram ; contre l'oïdium, du Greman ; contre les acariens, du Mageos... "Il faut tout traiter", il disait. Et Frédéric allongeait. A grands frais. Il aurait tout fait, pour sa vigne. Se casser le dos dans les vendanges, se lever avant le soleil, oui, tout plutôt que ces parasites qui dévoraient les feuilles de son enfance.
Aujourd'hui, dans la grande maison de pierre, Jacky Ferrand, un moustachu à l'air bonhomme, est convaincu que c'est un dérivé du benzène qui a empoisonné son fils. Il croise et décroise les bras, de rage, de culpabilité, ce père, élevé comme tant d'autres paysans, dans le culte des engrais chimiques qui allaient révolutionner l'agriculture et le monde après la Seconde Guerre mondiale, aider à produire de la nourriture en abondance et bon marché. "On a été formatés, abreuvés de produits phytosanitaires, s'embrase-t-il. Depuis le lycée agricole, on m'a dit : "Les engrais font pousser !"" Fini, le malheureux sulfate de cuivre pour braver le mildiou. "La chimie de synthèse, c'était miraculeux ! On y croyait dur comme fer. Alors il faut bien l'admettre, on est coresponsables de ce qui se passe..."
Et son fils Frédéric, qui croyait en avoir fini avec les blouses blanches. A l'âge de 4 ans, il avait déjà eu une leucémie. "Mais il était guéri !", martèle Jacky. A ses côtés, Marie-Rose se mord les lèvres. Avec son mari, elle est allée rechercher les factures de tous les produits qu'ils ont pulvérisés depuis 1991, pour demander à la Mutualité sociale agricole (MSA) une reconnaissance de maladie professionnelle pour Frédéric. A les empiler les uns sur les autres, ils pourraient en faire une pyramide aztèque.
Il y a deux mois, Jacky a aussi empoigné son téléphone pour appeler Paul François. Paul François, c'est un autre grand brûlé de cette agriculture intensive qui devait rendre le travail moins pénible. Un autre ancien croisé de la chimie triomphante, qui, le 19 mars, à Ruffec (Charente), 3 500 habitants, fondera, avec quelques-uns, des médecins et des juristes, une association de défense des victimes des pesticides. Le début d'une longue bataille.
Sa vie à lui a basculé au bord d'une cuve. A midi, ce 27 avril 2004, Paul François, l'exploitant céréalier, s'approche du récipient, histoire de vérifier que la cuve de son pulvérisateur a bien été rincée par le nettoyage automatique. Erreur. Des résidus de Lasso - un désherbant de Monsanto retiré du marché français en 2007 -, et notamment de monochlorobenzène, chauffés par le soleil, se sont transformés en gaz. Sensation brutale d'échauffement. Brouillard. Il bredouille à sa femme : "J'ai fait une mauvaise manip, je suis bon pour une colique." La suite, ce sera quatre jours à cracher du sang. Les urgences contactent le Centre antipoison de Bordeaux, qui juge inutile de faire des prélèvements sanguins. En juin, Paul François remonte sur son tracteur... Pour s'écrouler quelques mois plus tard, un soir de novembre 2004. Des mois d'hospitalisation, trimbalé d'examen en examen. On le dit en dépression, épileptique, perclus de troubles neurologiques. Il a même droit à un test psychiatrique. "J'en pouvais plus de ne pas savoir." On finit par lui trouver des traces de monochlorobenzène métabolisé dans le sang... Et tout juste si on ne le suspecte pas de se shooter au désherbant, entre deux comas.
Sa rémission, Paul François la devra à un médecin, qui lui prescrit le même traitement que celui reçu par le président ukrainien Ioutchenko, au visage grêlé par la dioxine. Et il se remet, peu à peu. Mais à 47 ans, lui qui gère encore ses 240 hectares de terres a dû diminuer de moitié son activité, assailli de grands coups de pompe, de contractures. Il a quand même trouvé l'énergie de s'attaquer, en 2007, à la firme géante Monsanto - sa plainte est toujours en attente au tribunal de Lyon - et de batailler avec la MSA pour qu'on le reconnaisse, lui aussi, en maladie professionnelle. Soupir : "C'est pas simple..." Mais il n'est pas du genre à larmoyer, Paul. "Il y en a d'autres qui sont morts", coupe-t-il. Comme son ami Yannick Chenet, qui s'était associé avec lui et quelques autres à un premier SOS, "l'appel de Ruffec", il y a un an. Lui est décédé le 15 janvier. A 45 ans.
A peine un mois et demi plus tard, sa jeune veuve, Caroline Chenet, est venue de Charente-Maritime voir les Ferrand, dans leur maison de Gondeville. Pour s'obliger à raconter le calvaire de son mari, aider à "libérer la parole" et adhérer à l'association, elle aussi. Des yeux cernés de fatigue, un visage auréolé de frisures blondes. Elle s'est assise en bout de table, face à Frédéric. Ils font connaissance par un long regard. "On se comprend...", articule le viticulteur.
C'est au hasard d'une prise de sang, en 2002, que Yannick Chenet apprend qu'il a une leucémie myéloïde aiguë de type 4. Yannick, un gars charpenté qui ne vit que de grand air, en chambre stérile ? Le coup de massue. Caroline se jette sur Internet. Compulse des dizaines de sites, de monographies scientifiques. Pour s'en persuader : c'est le benzène. Durant huit ans, elle va tenir à bout de bras, avec son mari malade, les 260 hectares d'exploitation et les 180 vaches. Elle voit les bonnes âmes se rallier à eux, et tous les autres s'éloigner, sur la pointe des pieds. La maladie, "liée aux produits", les exile d'un monde paysan qui se tait, pendant que Yannick refuse d'admettre qu'il en crève. Il ne peut pas. "C'était impensable, souffle Caroline, en cachant ses larmes dans ses mains. Il ne s'était jamais protégé pour faire les traitements..." Son seul réconfort, à Yannick, c'est d'aller chuchoter, dans le calme du petit matin, à l'oreille de sa Lurette, sa vache préférée, de prendre sa voiture pour aller voir comme le ciel est bleu, de contempler ses deux filles qui grandissent. Jusqu'à ce qu'on lui reconnaisse la maladie professionnelle, en 2006. Il se rend à l'évidence. Il lui reste quatre ans à vivre, quatre ans durant lesquels il ne guérira jamais du remords de ne pas avoir su.
Avant qu'on reconnaisse le mal qui rongeait son mari, il restait à Caroline Chenet, à chaque fin de mois, 700 euros pour faire vivre la famille. Ensuite, l'administration leur a octroyé royalement 750 euros mensuels, soit la moitié de la paie du salarié qui l'aide, maintenant qu'elle est seule.
Elle le harcèle, pour qu'il mette des gants, un masque et la "camisole de force", sourit-elle. Elle a réduit de moitié la quantité des produits utilisés, balancé tous les désherbants. Surtout, elle va reconvertir toute l'exploitation au bio. "C'était en projet, avec Yannick", dit-elle, en lissant nerveusement la nappe. Elle s'y emploiera avec un autre agriculteur qui a déjà fait sa révolution. Mais d'abord, il faut remettre à flot la trésorerie, car les bons sentiments ne vont pas payer le matériel à acheter. "On perdra en rendement et il faudra tenir." Mais elle s'accrochera. Pour Yannick. Pour tout le monde. Ce qui tenaillait le plus son mari, à la fin, c'était d'imaginer qu'il avait peut-être rendu des gens malades, des consommateurs. Un jour, elle l'a vu s'effondrer, en pleurs : "J'espère que je n'ai tué personne..."
Dans la cuisine, on n'entend plus que le feu de bois qui crépite faiblement. Jacky, Caroline et les autres ne peuvent pas en dire beaucoup plus. Que vaut la parole d'une poignée de paysans face à la puissance des grands groupes agro-alimentaires ? "Et puis, c'est très compliqué, pour nous avec la vigne, de passer au bio, murmure Jacky. Il faut plusieurs saisons..." En attendant, il n'asperge plus ses salades de pesticides.
A Ruffec, Paul François, lui, a toujours droit à des mots aimables : "Arrête. Tu nous fais de la mauvaise publicité." Mais il ne se passe plus quarante-huit heures sans un appel au secours, affirme-t-il. D'une épouse, d'un parent désemparé. Comme ces enfants d'un homme rongé par une leucémie : "On pense que c'est les pesticides, mais papa ne veut rien entendre. Il dit : "Ce métier m'a nourri, vous a payé vos études. Si je suis malade, c'était le prix à payer..."" Paul François hausse les épaules : "J'ai aussi rencontré deux ou trois familles qui ont reçu la visite d'intermédiaires : "Il vaut mieux un compromis qu'un mauvais procès...""
Ce matin de février, justement, un marchand de produits est passé voir Frédéric Ferrand. Il lui a proposé des potions moins toxiques. Et un scaphandre digne d'un cosmonaute. Qui coûte une fortune. Mais Frédéric n'a pas l'intention de s'habiller dans ses vignes comme pour aller sur la Lune. "Si pour nous, c'est trop tard, il faut parler pour les autres, les générations à venir", conclut-il, dans un doux sourire qui ressemble à une délivrance.
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