À 320 km de la capitale Hanoï, tout près de la frontière avec la Chine, vivent les «minorités», Hmongs et Thaïs notamment. Les chemins sont escarpés, la vie y est rude. Passionnante, une randonnée dans ces zones demande d'être en bonne forme.
Dans le petit matin pluvieux, leurs coiffes et leurs vêtements bariolés détonnent. Quel âge ont ces filles? 10, 12 ou 15 ans? En tout cas, plantées sur un petit éperon rocheux, elles sont une bonne douzaine à s'esclaffer à mesure que les marcheurs s'avancent vers elles sur le sentier caillouteux.
Nous voilà aux portes de Ban Senh, hameau de la commune de Ta Lung, protégé des animaux prédateurs et... des voleurs par des clôtures en tiges de maïs et des murets en pierre. Sur la place, entre les maisons de bois sur pilotis, coiffées de paille - une pièce principale pour la famille, un grenier pour les récoltes, des étables pour les bêtes - et dissimulées au milieu des rochers et des bananiers, il règne ce matin une animation inhabituelle. Un octogénaire est mort il y a trois semaines et, comme c'est la règle, sa famille reçoit, largement. Tout le village est là, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Le reste de la famille est venu au grand complet des environs.
Depuis hier à la tombée de la nuit, des femmes s'affairent derrière des fourneaux rudimentaires. Et les convives mangent, en plein air, une sorte de couscous à la viande, en plongeant leur cuillère dans des marmites. Les hommes boivent sec dans de petits gobelets de faïence. Et plus d'une chaloupe désormais fortement au son des hsu (trompettes), de la ken (cornemuse) et du nundoa (tambour). Car une troupe de musiciens est de la partie. Le chamane est là, également, qui préside la cérémonie et psalmodie. Il a été consulté, d'ailleurs, à propos de l'arrivée de ces randonneurs étrangers... Sans doute a-t-il jugé que c'était là un bon présage puisque nous sommes, à notre tour, invités à boire.
«Ils font la fête et prient pour que l'âme du mort aille dans le pays des ancêtres», explique Vic, notre guide, tandis que l'orchestre redouble de sons aigus. «Le chamane fait le lien entre les gens d'ici, l'âme du défunt et le monde des morts», précise encore Vic, tandis que l'alcool de maïs aidant, des hommes, accueillants tout à l'heure, deviennent un peu agressifs. Notre guide juge alors préférable de repartir.
Nous revoilà sur les chemins escarpés à quelques kilomètres à vol d'oiseau du Yunnan chinois, dans les montagnes arides du nord-est du Vietnam. Nous sommes à 1500 mètres d'altitude, à 320 kilomètres au nord de Hanoï, la capitale, bien loin de ce que Vic appelle le «vrai Vietnam», celui des rizières, des buffles et des femmes coiffées de chapeau de paille pointu. Sur ces hauteurs, il fait sec et frais et le maïs est cultivé littéralement partout, sur le moindre carré de terre entre des pierres, souvent entouré de courges et de haricots. Faute de place. Et aussi parce qu'il y a beaucoup de bouches à nourrir.
Ces hauts plateaux sont le pays d'hommes et de femmes que les «vrais» Vietnamiens, entendez ceux de l'ethnie majoritaire dite Kinh, appellent avec condescendance «les minorités». Ou pire encore, les Moï, traduisez «les sauvages»: 15 % des 82 millions d'habitants du Vietnam, mais plus de 40 % dans ces zones. «Ils sont quand même très arriérés», glisse d'ailleurs notre guide. Tout au long de la route de Ha Giang, le chef-lieu, à Dong Van, en passant par Meo Vac, Ta Phin ou Sa Phin, on les repère à leurs tuniques indigo ou noires, leurs coiffes jaune et vert, ou rose et bleu... Pour un étranger, c'est cependant un véritable casse-tête de distinguer entre les Hmongs noirs, les Hmongs rouges, les Hmongs bariolés, les Thaïs, les Yaos et plus de 20 autres petits groupes. Vic, notre guide, lui, sait, au premier coup d'oeil. Ici, à Ta Lung, nous sommes donc en zone hmong.
«Ces minorités, longtemps nomades, vivent sur les plateaux du centre du pays, autour de Dalat, et aussi à cheval sur la frontière nord, lieu de rivalités avec la Chine où ils sont, de ce fait, très contrôlés car toujours suspectés d'être un peu indépendantistes, surtout les Hmongs», explique le P. Jean Maïs, des Missions étrangères de Paris (MEP). «Ces groupes ont une histoire douloureuse. Ils ont longtemps été discriminés par le pouvoir vietnamien. Au temps de la colonisation, les Français les ont protégés. Après la prise du pouvoir par les communistes, il y a évidemment eu un retour de bâton.»
La vie des «minorités» est rude mais leur pays est superbe. Ici, le regard porte loin au fond des vallées; à mi-pente, dans les pinèdes, les cigales s'en donnent à coeur joie et, en bas, les buffles labourent les rizières. Attention toutefois: s'il n'est pas besoin d'être un montagnard aguerri, il faut quand même être en forme pour grimper jusqu'ici!
Au passage, on admirera des orchidées étonnantes, on visitera des petits bourgs pittoresques aux toits de tuile ou de tôle - grâce aux subventions du gouvernement qui veut sédentariser ces populations. On musardera sur des marchés où l'on trouve en abondance thé, nouilles de riz, fruits, baguettes en bois, cuillères en métal, bols en porcelaine, vêtements traditionnels mais aussi poules et cochons vivants transportés jusque-là dans des paniers sur de frêles mobylettes. Partout, des gargotes proposent des spécialités succulentes. Les habitants ouvrent volontiers leur porte même s'ils parlent mal le vietnamien.
Bien sûr, il y a des écoles, comme à Ta Lung. Elles sont gratuites, désormais. En primaire, les classes ne comptent pas plus de 20 élèves. «Les enfants travaillent moins bien qu'en ville car le vietnamien n'est pas leur langue maternelle», regrette Nguyen Thai Han Thuy, institutrice de 28 ans nommée ici, loin de sa famille dont elle se languit un peu. Cette barrière de la langue - pas question de parler hmong en classe! - n'encourage pas les enfants des «minorités» à fréquenter l'école. Plus d'une fois, à en croire Thuy, «les instituteurs sont obligés d'aller dans les familles récupérer les gamins». On trouve d'ailleurs peu d'enfants hmongs ou thaïs au collège et encore moins au lycée qui, difficulté supplémentaire, se trouve à des kilomètres de là, à Dong Van.
Ici, le lot commun, c'est la précarité. Beaucoup ont juste de quoi manger, s'habiller, acheter un peu de sel, d'huile, d'engrais et de semences de maïs au marché hebdomadaire où tous vont vendre leurs propres productions. À Na Lung, hameau de la commune de Ta Phin, Thi My Van, deux enfants et 22 ans de mariage avec un homme du «village d'en haut» rencontré au marché, avoue sans détour: «Pour sortir une tonne de maïs, il nous faut transpirer dur. Heureusement, je vends aussi des poules et des cochons», insiste cette femme analphabète qui parle seulement le dialecte hmong. Ses enfants, eux, sont scolarisés, mais ils doivent marcher longtemps pour aller à l'école, «loin, là-haut, près du col».
Dans le village voisin, Sung Van Sinh s'exprime, lui, en vietnamien avec un fort accent hmong. Pour autant, le discours de cet agriculteur de 46 ans et de sa femme, entourés de leurs petits-enfants, n'est guère différent. «Désormais, nous manquons de pluie. Surtout cette année. Au moment de la soudure, nous n'avions plus de riz, seulement du maïs pour manger», se plaint-il. «Maintenant, il faut aller chercher l'eau au loin avec des bidons», soupire un voisin.
Cela n'empêche pas ces familles de tuer, une fois l'an, en général pour la fête du Têt, cochon et poulets. Pour festoyer. Et aussi pour faire des offrandes sur l'autel familial dédié aux ancêtres et aux génies du foyer et de la porte, en présence du chamane. Ces minorités seraient-elles résolument animistes? Dans les champs, il arrive de croiser des enfants portant une croix autour du cou. Un objet décoratif acheté au marché, comme le suggère notre guide? Pas sûr. Selon les spécialistes, ces régions comptent aussi des protestants évangéliques et des catholiques. Las, à Ha Giang, le chef-lieu, il n'y a plus de prêtres depuis un demi-siècle et pas d'église, le gouvernement en ayant refusé la construction. Aussi, le prêtre envoyé récemment dans cette région par le diocèse de Hung Hoa doit-il célébrer la messe chez des particuliers, ce qui est... interdit. La méfiance étant de règle, il sera délicat d'en apprendre plus sur ces réalités difficiles.
HA GIANG, DONG VAN (Vietnam), de notre envoyée spéciale BERTHE FOUQUES
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