lundi 25 avril 2011

Contre la gendarmerie planétaire - Claude Lanzmann

Marianne, no. 731 - Événement, samedi, 23 avril 2011, p. 19

Marianne : Vous avez publié dans le Monde un texte critiquant l'intervention en Libye, alors que vous aviez signé un appel initié par Bernard-Henri Lévy en faveur de cette même opération...

Claude Lanzmann : Je n'ai pas signé cet appel de gaieté de coeur ni avec conviction. C'est toujours la même chose, on reçoit un texte sur son ordinateur avec injonction d'y souscrire immédiatement. Cela ressemble à un ultimatum. Comme j'ai pour Bernard-Henri Lévy une très réelle et ancienne amitié, je n'ai pas voulu me désolidariser. Mais, au fil des jours, tout, dans cette affaire, m'a déplu et heurté en profondeur. Croyez bien que j'ai anticipé, en rendant public mon désaccord, les accusations de "trahison", de "Munichois" dont j'allais être l'objet. Cela me fait plutôt rire et, en vérité, j'ai toujours été hostile à ce type d'intervention de la gendarmerie planétaire.

En 1991, j'ai pris parti contre la guerre du Golfe, par un premier article dans le même quotidien, où je développais déjà d'identiques arguments. En 2003, je ne croyais pas davantage à l'existence d'armes de destruction massive en Irak, et je me suis opposé à cette seconde guerre contre l'Irak. En 1991 et 2003, quand les missiles Tomahawk s'abattaient sur Bagdad, j'étais - et c'est l'absolue vérité - déjà viscéralement révulsé par ce spectacle diffusé en boucle sur les télévisions du monde entier. De même, j'ai très mal vécu le bombardement de Belgrade et ceux du Kosovo. Je suis ainsi, je n'ai peut-être pas été, dans l'occurrence libyenne, fidèle à ma signature, mais je l'ai été à moi-même.

Dans cet article qui a fait tant de bruit, vous revenez longuement sur l'hypocrisie de cette fameuse guerre "zéro mort"...

C.L. : Ce que je n'ai pu supporter, c'est l'hypocrisie du langage, la litote, ce terme de "frappe" répété à l'envi. La "frappe", c'est la fessée, donc l'infantilisation de la politique. Il faut distinguer entre les frappeurs et les frappés. La guerre "zéro mort", jusqu'à présent, est au bénéfice des seuls frappeurs. La guerre d'Espagne, ce n'était pas la guerre zéro mort ! Les volontaires des Brigades internationales, qu'ils fussent anglais, américains, français ou allemands, prenaient tous les risques personnels et acceptaient l'éventualité de sacrifier leurs vies. C'est l'exact opposé des guerres que nous menons aujourd'hui.

L'option zéro mort devrait condamner tout usage du mot "guerre". Les missiles Tomahawk, lancés au début par les seuls Américains et maintenant par l'Otan, n'embarquent à leur bord nul être humain. Ils naviguent dans l'espace, tranquilles et sûrs de leur fait dans un terrible vacarme, et pulvérisent leur cible en s'anéantissant eux-mêmes. Nous sommes donc bien en présence d'une technologie kamikaze, mais dans le camp des frappeurs ne périt que la ferraille.

Les kamikazes qui se font sauter ou foncent sur les tours jumelles de New York, eux, n'ont pas la possibilité de fabriquer des missiles Tomahawk, mais ils le font à leur façon ! Dès 1991, j'ai trouvé saisissante cette similitude et cet antagonisme radical entre nos technologies de pointe et la démarche kamikaze.

Ce fantasme de la guerre zéro mort, vous déplorez qu'il triomphe actuellement en Libye ?

C.L. : Oui, absolument. Mais c'est surtout la légèreté avec laquelle on prend son parti des dévastations et des changements extrêmes entraînés par la guerre, qu'elle soit nommée ou innommée, qui m'apparaît scandaleuse. Toute guerre est grosse d'imprévisibles périls, on ne revient pas au statu quo après des jours et des semaines de fessées.

Je reproche à mon ami Bernard de prendre trop légèrement le parti des frappes militaires. Souvenez-vous de la Bosnie, puis du Kosovo ! Nous étions déjà sur des positions divergentes. Je ne suis pas sûr que la situation qui prévaut aujourd'hui au Kosovo méritait 300 000 réfugiés et tant de bombes. En Libye, après un mois de frappes, on commence à parler de l'engagement des forces terrestres, ce qui était absolument proscrit jusque-là, mais aussi de négociations et de recherches d'un abri pour l'odieux Kadhafi dans un pays qui n'a pas signé la convention avec le Tribunal pénal international...

Une guerre de libération contre un régime d'oppression n'a-t-elle pas commencé en Libye ?

C.L. : Ce qui se passe actuellement en Libye est une guerre civile, ni plus ni moins. Au départ de l'engagement occidental aux côtés des insurgés, il y a peut-être eu la mémoire de la Shoah, le souvenir cuisant de la non-assistance à un peuple en danger de mort. Faute originelle que les partisans acharnés du droit ou du devoir d'ingérence veulent expier.

Ce que nous faisons actuellement en Libye ne serait donc qu'une forme de néoconservatisme revisité ?

C.L. : On peut dire ça. Ce qui est plus important, c'est la découverte que les frappes aériennes ne sont pas toutes-puissantes. Les commandos qu'on envisage désormais d'envoyer au sol sont le signe même de l'enlisement. BHL, dans les premiers jours de la guerre, avait pourtant prédit une victoire éclair...

Propos recueillis par Alexis Lacroix

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