Malraux et l'Espagne, Sartre et l'Algérie, écrivains et philosophes se sont souvent engagés dans les conflits. Mais ont rarement été écoutés.
"La guerre est une affaire trop sérieuse pour être abandonnée aux militaires." Faudra-t-il, à l'issue de la campagne de Libye, compléter ainsi la boutade de Clemenceau : "Une affaire trop grave également pour être laissée aux politiques" ? Le rôle aujourd'hui joué par Bernard Henri-Lévy dessine une figure inédite du rapport des intellectuels français avec la guerre. Même si, depuis l'avènement de la France moderne, les philosophes ont toujours semblé prêts à disputer aux premiers rôles de la vie politique leur monopole de décision (1).
Depuis la Première Guerre mondiale, en effet, les penseurs de la République n'ont cessé de danser un tango appuyé avec la chose martiale ; pendant les hostilités, ils furent beaucoup à siéger aux côtés des principaux représentants de la science historique au sein d'une commission chargée de fonder en théorie la belligérance française ; nombreux sont ceux, aussi, qui se sont depuis lors évertués, notamment dans des situations d'urgence où des populations civiles sont menacées, de faire entendre en haut lieu leurs alarmes. Jamais, toutefois, ils n'ont réussi à s'introduire durablement dans les arcanes des circuits de décision. Jamais, à l'exception notable et romantique de René de Chateaubriand, qui siégea comme plénipotentiaire au congrès de Vérone, et fit décider l'invasion de l'Espagne. Avant d'être gratifié, à son retour, du portefeuille des Affaires étrangères... Mais voilà : depuis Chateaubriand, Bernard-Henri Lévy est le premier intellectuel, sans mandat officiel ni portefeuille ministériel, à s'être mué en chef de guerre.
La bataille de Libye n'est pas par hasard le terrain d'une "guerre en philosophie", autrement dit une guerre, sinon d'intellectuels, du moins entre intellectuels. Car plus que tout autre conflit armé, la campagne de soutien à l'insurrection de Cyrénaïque met aux prises des philosophies adverses. Elle sert de révélateur aux nouvelles fractures doctrinales et permet au kantisme universaliste, non coupé de l'action, d'un BHL, ainsi qu'à son pari sur une guerre tendue vers l'objectif de la paix et du droit, d'échanger quelques Tomahawk de papier avec l'hégélianisme d'un Claude Lanzmann, qui refuse le nom de guerre à des "opérations de police" à distance d'un "frappeur" à l'abri contre un "frappé" exposé. La guerre en Libye permet aussi, à l'un comme à l'autre, de se démarquer du pacifisme d'un Michel Onfray, qui soupire : "Je trouve qu'il existe toujours une poignée d'hommes peu économes du sang des autres."
La plupart des philosophes, depuis Socrate et le tyran de Syracuse, n'ont pas cessé d'entretenir une relation d'affinité passionnée avec les enjeux relatifs à la guerre et à la paix. Logique : dès la naissance du Logos, au Ve siècle avant notre ère, toute philosophie, comme l'a souligné Bernard-Henri Lévy, se résout en un "art de la guerre" (2). Mais c'est avec le basculement dans le XXe siècle que l'intérêt des philosophes ainsi que de nombreux écrivains pour la guerre s'est systématisé, devenant, maintes fois, la matière même de leur travail (3). Des philosophes, que tout séparait, furent conduits, sous le choc des orages d'acier de 1914, à se soucier de la guerre comme s'il s'était agi de la question la plus vitale pour eux.
Certes, ils ne mettaient pas tous la même chose sous le vocable de "guerre" : un premier groupe, à l'instar d'Alain, de Bergson ou de Russell, révulsés par la boucherie de la Grande Guerre, rallia vite, durant les années 20, un pacifisme intégral qui lui semblait fidèle à la pureté de son humanisme (4) ; une seconde famille, qui en tenait pour le réalisme, affichait dans le même temps un bellicisme farouche, qui se paya souvent, à l'exemple de Drieu La Rochelle, au prix fort d'une adhésion aveuglée aux nouvelles doctrines de la violence (5). Preuve aussi par le Montherlant du Songe, cet hymne au "saint ordre mâle des vraies vertus martiales [...]".
Risquer sa tête...
Existait-il tout de même, dans cette mêlée, des kantiens qui fussent capables d'incarner leurs beaux principes dans le réel ? Un nom émerge, un seul : celui de Malraux. Nul ne sait si, comme l'en accuse tel historien, ce créateur de sa propre légende a fabulé son soutien aux insurgés antifranquistes de la sierra de Teruel ; ce qui est sûr, en revanche, c'est que son interventionnisme fut peu récompensé : lorsqu'en 1936 il créa l'escadrille Espana avec des équipages de mercenaires payés par le gouvernement républicain (6), il se heurta, tant du côté du Komintern que du gouvernement de Front populaire, à une fin de non-recevoir officielle.
L'esprit interventionniste de Malraux, qui l'anima jusqu'à la fin (il envisageait encore, en 1971, de lever des volontaires pour aller se battre au Bengladesh) devait cependant triompher, au cours des années 40 puis des années 50, à la fois dans la Résistance et dans l'engagement anticolonialiste. Songeons à la figure admirable de Jean Cavaillès, ce philosophe et mathématicien qui rappelait, avec son ami Georges Canguilhem, qu'"une chose est de puiser dans une conviction philosophique la volonté de garder sa tête froide devant un délire idéologique, autre chose est de risquer sa tête dans un combat, initialement douteux, contre un régime politique militairement vainqueur". Cette phrase sublime aurait pu être reprise à leur compte par ceux qui vinrent en aide au FLN, les fameux "porteurs de valise", du type de Francis Jeanson. Elle aurait pu, au mot près, être signée aussi par Jean-Paul Sartre, auteur du Manifeste du droit à l'insoumission. "Mais, là encore, précise notre collaborateur, l'historien Jacques Julliard, Sartre ne parvint pas à faire bouger les dirigeants politiques ; la seule influence tangible qu'il exerça se porta sur l'opinion. C'est bien, c'est une prise de position politique forte, mais cela ne remplace pas l'action politique."
Remplacer l'action politique, se substituer aux politiques... Au vu de ce bref survol du "court XXe siècle", l'actuelle guerre de Libye n'a pas de précédent dans les grands conflits structurants de l'imaginaire des intellectuels français au XXe siècle. Et pour cause : jusqu'alors, ni les prises de position de certains d'entre eux dans les sombres temps des années 30, ni le courage solitaire des philosophes-combattants de la Résistance, façon Cavaillès ou Marc Bloch, ni l'audace des porteurs de valise n'ont pu se prévaloir d'une telle capacité de ployer la raison d'Etat à la majesté des principes. La guerre en Libye, une guerre imaginée, conçue et voulue par un intellectuel, BHL, serait-elle alors, comme le suggèrent certains de ses opposants, un "remake" d'interventions plus récentes, comme la désastreuse équipée anglo-américaine en Irak, jaillie du cortex fiévreux de penseurs comme Paul Wolfowitz ou Richard Perle, proches du président américain de l'époque, George W. Bush ? Peut-être, mais le spectre très large des proguerres, au début de l'intervention en Libye, cet arc interventionniste qui a couvert presque tout l'espace idéologique de la gauche et de la droite françaises, de Jean-Luc Mélenchon à la droite de l'UMP, à l'exception du Front national, ne répéta pas, mais inversa le consensus antiguerre qui prévalait en 2003.
Toutefois le quasi-consensus observé sur les rives de la Seine dans les premiers jours de l'intervention en Libye semble aujourd'hui s'effriter pour laisser place à une fracture idéologique épousant par beaucoup d'aspects les contours des clivages bosniaque puis kosovar des années 90. "En fait, suggère Julliard, c'est à l'émotion créée par le sort de la Bosnie que fait penser l'engagement intellectuel dans l'affaire de Libye." 1994-1995 : devant l'aggravation du siège de Sarajevo et des exactions des milices serbes, les intellectuels français s'organisent dans l'urgence. Julliard publie un livre qui fait date, et remue les consciences - Ce fascisme qui vient -, décryptage dévastateur de la lâcheté des démocraties (7). Et le comité Vukovar-Sarajevo multiplie les initiatives pour sensibiliser une opinion française jusqu'alors atone. "Le lobby "droit-de-l'hommiste" que nous fûmes quelques-uns à constituer, avec Finkielkraut, Glucksmann, Rondeau, Bruckner, Françoise Giroud, et bien sûr BHL, a réussi finalement à faire pression sur le gouvernement français ; nous en appelions déjà à un usage légitime de la force." La parole des intellectuels a donc bien gagné, dans l'histoire française récente, une capacité à embrayer sur l'action. "Les intellectuels ont acquis là une influence considérable", se félicite Julliard.
Souvenons-nous : en 1999, face au sort du Kosovo, la défense des frappes, l'appel à l'ingérence, la vigilance "antimunichoise" justifiaient l'intervention contre la Serbie pour la nébuleuse gauche "morale", "droit-de-l'hommiste", et en faisaient, au sens de Michaël Walzer, une "guerre juste". Pour le camp d'en face - souverainistes, gauche radicale, antilibéraux de tout poil -, la critique de la raison américaine et "otanienne" primait sur le sentiment de l'urgence humanitaire. Sans surprise, Régis Debray fustigeait le rêve américain, les bourdieusiens inscrivaient leur nom au bas d'une pétition contre la légitimation de l'intervention de l'Otan, et Jean-François Kahn entraînait Marianne dans la guerre à la guerre. Dans une position médiane, comme aujourd'hui, Paul Thibaud, préparant un texte qu'il cosignait dans Libération avec Alain Finkielkraut et Rony Brauman, déplorait l'instrumentalisation de l'Europe par l'Otan et réclamait une intervention militaire au sol. A l'époque, l'ex-directeur d'Esprit analysait d'ailleurs en ces termes la position de Debray : "Je connais la passion de Debray contre le droit-de-l'hommisme et je la partage. Mais il est obsédé par l'idée qu'il y ait de l'empire, des empires à combattre."
Menace de déflation politique
A la lumière de cet acquis récent, Jacques Julliard, toutefois, avertit : "Attention ! Constituer un lobby politique, c'est chercher d'abord à sensibiliser l'opinion. La volonté de BHL de se substituer au ministre des Affaires étrangères en poste risque de faire planer la menace d'une déflation du politique." Cette déflation devient un risque dans un pays où, contrairement à la tradition américaine, il n'y a pas de Kissinger - Raymond Aron excepté -, et où même les clercs les plus avisés ont toujours été hors course dans l'élaboration de la stratégie militaire.
La recomposition idéologique actuelle symbolisée par la passe d'armes entre BHL et Lanzmann montre que la Libye de 2011 ne se limite pas à une répétition du précédent kosovar. Et l'historien Alexandre Adler de tirer un premier enseignement provisoire : "Bien entendu, le droit d'ingérence est une idée fausse, et il ne se prête pas à une théorie. Mais la théorie du droit de non-ingérence ne vaut guère mieux." Selon lui, le parallèle avec l'intervention au Kosovo s'arrête là : "Cette fois-ci, c'est Bernard-Henri Lévy qui a directement inspiré cette guerre, en obtenant la reconnaissance du Conseil national de transition libyen." A.La.
(1) Le Savant et le politique, de Max Weber, 10/18.
(2) De la guerre en philosophie, de Bernard-Henri Lévy, Grasset, 2010.
(3) Essais sur la philosophie de la guerre, d'Alexis Philonenko, Vrin.
(4) Mars ou la guerre jugée, d'Alain.
(5) Malraux, Aragon, Drieu, face à l'Histoire, les frères séparés, de Maurizio Serra, La Table Ronde.
(6) La Guerre d'Espagne, d'Antony Beevor, Calmann-Lévy.
(7) Seuil, 1994.
© 2011 Marianne. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire