Les deux économistes publient chacun un livre* cette semaine. Jacques Attali porte un regard sans concession sur la mondialisation. De son côté, Jean-Hervé Lorenzi se fait le porte-parole d'une nouvelle vague d'optimisme. Regards croisés sur la place que la France peut espérer occuper à l'avenir dans la mondialisation.
LE FIGARO. - Une foison de livres très optimistes vient de voir le jour, succédant à une vague décliniste. Comment expliquer ce regain d'optimisme ?
Jean-Hervé LORENZI. - D'abord, je voudrais rappeler que le déclinisme est une construction intellectuelle historique qui est apparue à la mort de Louis XIV, en référence à une période de grâce, de bonheur absolu. La France aurait connu sous Louis XIV sa période la plus glorieuse, ce qui est évidemment discutable, pour s'orienter ensuite sur une pente marquée. Le déclinisme est une sorte de fatalisme. Ce mouvement, particulièrement marqué en France, a retrouvé toute sa force dans les quinze-vingt dernières années. Inutile de dire que la réalité ambiante d'une désindustrialisation, de délocalisations massives, ont accru l'idée d'une perte de contrôle de son propre avenir. Mais si les faits sont exacts, leur interprétation pose toutefois un problème. Certains économistes ont tort de répéter inlassablement que l'Europe et la France sont condamnées dans les années à venir à avoir une croissance faible de 1 à 1,5 %. Comme toujours dans l'histoire économique, rien n'est écrit, tout dépend des efforts d'investissement, d'innovation, de travail. Je fais partie de ceux qui pensent que la société française est plutôt dans une phase de dynamisme. Elle a deux atouts majeurs qui sont sa jeunesse et son épargne. Certes, l'État est à bout de souffle, mais nous avons bien d'autres sources de dynamisme à travers nos entrepreneurs, nos chercheurs, nos innovateurs, sans parler de l'extrême vitalité de nos mouvements associatifs.
Jacques ATTALI. - Optimisme ou pessimisme sont des attitudes de spectateur. Si je regarde un match de foot, je suis optimiste ou pessimiste pour l'équipe que je soutiens. Si je joue sur le terrain, je ne suis ni optimiste ni pessimiste, j'essaie de gagner le match; pour cela, j'essaie d'évaluer les forces de mes adversaires, d'améliorer mon jeu et celui de mes partenaires. La vie, c'est un match qu'on joue, pas qu'on regarde.
À l'époque de Louis XIV, le niveau de vie moyen des Parisiens n'était que le quart du niveau de vie des habitants d'Amsterdam, capitale de l'Europe d'alors. Tant que la France n'aura pas un port comme capitale, elle ne sera pas une puissance majeure. Car tout se joue dans les réseaux. Le monde est engagé dans une formidable période de croissance, démographique, économique, financière et technologique. Mais, parallèlement, le monde étant totalement interdépendant, une catastrophe locale peut devenir globale. Ainsi, une crise financière qui concerne au départ des logements en Californie est devenue planétaire. Une crise politique en Libye devient quasiment une guerre mondiale. Un accident nucléaire au Japon menace la planète.
Le monde est de plus en plus mobile. 200 millions de personnes vivent dans un autre pays que celui où elles sont nées. Dans quarante ans, ce sera un milliard. Dans ce monde nomade et ouvert, les nations de la taille de la France sont trop grandes pour être agiles et trop petites pour bénéficier d'un effet de taille. Et notre chère France aura de moins en moins de prise sur son destin. À l'inverse, l'Union européenne ou des villes peuvent changer leur destin; ainsi de Singapour, Liverpool ou encore Grenoble, devenue ex nihilo numéro deux mondial en matière de nanotechnologies.
Parler de puissance intermédiaire pour la France, comme vous le faites dans votre livre, Jean-Hervé Lorenzi, n'est-ce pas un peu provocateur ?
J.-H. L. - La France n'est ni une puissance dominante ni une simple puissance moyenne. C'est en effet une puissance intermédiaire dont l'influence économique, culturelle, diplomatique et militaire dépasse ses propres frontières. Elle occupe le cinquième rang mondial, ce qui doit pousser à la modestie et non pas à l'autoflagellation. Elle a son propre projet, qui consiste à participer à la construction de l'architecture européenne mais pas exclusivement à cela. Il y a beaucoup de sujets propres à une puissance intermédiaire, comme son rayonnement culturel et beaucoup de problèmes qu'il nous faut résoudre nous-mêmes, notamment le bon fonctionnement du marché du travail pour les jeunes. En fait une puissance intermédiaire est définie par le fait d'avoir son propre projet. Regardez la Suède qui, sans être une grande puissance par la taille, est parvenue à traverser de manière exceptionnelle la crise de 1930 et l'actuelle, sans être affectée comme bien d'autres pays. Et pourtant elle ne compte que 9,2 millions d'habitants...
J. A. - L'État français ne peut plus être un acteur politique mondial. Il s'est vidé de son pouvoir au profit des collectivités locales et de l'Europe, notamment avec l'euro. Nos armes nucléaires ne servent à rien dans les conflits d'aujourd'hui et de demain. Certes, des entreprises françaises figurent parmi les leaders mondiaux mais elles font l'essentiel de leurs profits hors de France, ne dépendent pas de l'État et ne lui versent qu'une part très faible de leurs impôts.
La France peut encore défendre un modèle de société. Et une langue. Elle a pour cela des outils : l'éducation, le système de protection sociale et les moyens de la sécurité, même si celle-ci dépend de ce qui se passe dans le reste du monde, comme les mafias ou les paradis fiscaux.
J.-H. L. - Même si le rôle de l'État-nation se limitait, ce qui n'est pas le cas, à la conception et à la gestion de la protection sociale de la sécurité et de l'éducation, cela serait très important. Je voudrais rappeler que l'ensemble de ces dépenses représente plus de la moitié des dépenses publiques d'un pays, ce qui constitue, reconnaissez-le, un très important levier d'action. Notre État continue à prendre des mesures très significatives, même si nombre de problèmes liés à l'interdépendance de nos marchés se traitent en partie au niveau de l'Europe.
J. A. - La France, à l'avenir, ne sera spécifique que par sa langue, son art de vivre, sa culture. D'où la question fondamentale du creuset national, de l'intégration, de la justice et de la mobilité sociale, de l'obligation de parler français, de la valorisation d'une identité sans cesse en mouvement.
Comment la France peut-elle se maintenir au rang de puissance qui compte dans la mondialisation ?
J.-H. L. - Rarement nous avons été confrontés à une telle difficulté de politique économique. Il nous faut nous attaquer à la réduction de la dette publique, ce qui arithmétiquement constitue une baisse du pouvoir d'achat moyen. Celle-ci doit donc être compensée au moyen d'une réforme fiscale juste et associée à une vraie réforme de l'État. Mais il faut en même temps investir de manière très significative dans les secteurs qui vont créer de la richesse et de l'emploi. Car la crise a abouti à un transfert d'environ 10 % de la valeur ajoutée des pays occidentaux vers les pays émergents. Il nous faut reconstituer ces 10 % manquants, via un investissement massif, peut-être d'environ 150 milliards sur les cinq ans qui viennent. C'est là où la réforme fiscale doit aussi bénéficier à l'épargne à long terme, de manière à nous y inciter.
Par ailleurs, nous devons résoudre un vrai conflit intergénérationnel. Notre génération a capté l'argent, le pouvoir, les emplois. Il faut par tous les moyens essayer de favoriser des transferts normaux entre générations et ouvrir le marché du travail à la génération montante dans des conditions équivalentes à celles que nous avons connues. Il n'est pas normal qu'un jeune diplômé qui postule pour un simple stage de quatre mois soit obligé de passer cinq entretiens successifs; ni que deux tiers de nos jeunes soient recrutés en contrat à durée déterminée; ou que 150 000 jeunes sortent de l'école secondaire sans la moindre qualification. Tout cela suppose une véritable révolution de notre politique tournée largement vers la jeunesse, c'est-à-dire vers l'avenir.
J. A. - La France doit basculer de l'économie de la rente (éducative, foncière, culturelle, de pouvoir, de classe sociale) à l'économie de profit et de la justice sociale. Si l'État ne se réforme pas, les talents partiront. La France, comme tout autre pays ou comme toute ville, doit se comporter comme un hôtel, c'est-à-dire un pays ouvert, attractif aux idées, aux gens, aux investissements . Mieux, elle doit aller chercher les gens de talent de tous les pays. Non pas nécessairement les bac + 5, mais tous ceux qui ont de l'énergie, qui ont envie de travailler, de créer.
Pour moi, l'avenir de la France passe en particulier par la francophonie. La langue française est la seule dont le nombre de locuteurs va être multiplié par quatre en quarante ans grâce à l'Afrique. C'est un outil fantastique, surtout au moment où l'Afrique va devenir une grande puissance économique. L'avenir passe aussi par la mer : la France représente le deuxième royaume maritime mondial par la longueur de ses côtes, mais aucun de ses ports ne figure parmi les 40 premiers mondiaux ! La création d'un grand port par la fusion des agglomérations de Rouen, du Havre et de Paris serait une réforme majeure, qui aiderait à faire de la France une grande puissance d'avenir.
Demain, les grandes puissances seront les États-Unis et l'Europe, même si l'Allemagne va très mal et pèsera sur l'avenir de l'Europe. Les autres puissances d'avenir seront loin derrière : l'Inde, le Brésil, l'Indonésie ou le Nigeria. Quant à la Chine, elle connaîtra d'immenses problèmes intérieurs. Même si elle continue de croître au rythme actuel pendant trente ans, le revenu de chaque Chinois ne sera encore que le tiers de celui d'un Américain.
* « Demain, qui gouvernera le monde ? » Jacques Attali, Fayard.
« Le fabuleux destin d'une puissance intermédiaire », Jean-Hervé Lorenzi, Grasset.
PROPOS RECUEILLIS PAR Marie-Laetitia Bonavita et Caroline de Malet
JEAN-HERVÉ LORENZI JACQUES ATTALI
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