mardi 5 avril 2011

Emmanuel Todd : « Le roi est mort, les esprits s'égarent »


Le Point, no. 2011 - France, jeudi, 31 mars 2011, p. 52

Propos recueillis par Saïd Mahrane

Analyse. Emmanuel Todd explique pourquoi « la droite s'affole ».

Le Point : On constate l'émergence d'une droite décomplexée, qui aborde des thèmes longtemps tabous à l'UMP, comme en témoignent les sorties de Claude Guéant sur l'islam, l'immigration, l'identité... Comment l'expliquez-vous ?

Emmanuel Todd : La droite me semble plus égarée que décomplexée. Nous sommes en situation de crise. La France a-t-elle encore un chef de l'Etat ? Nicolas Sarkozy a perdu depuis un moment l'une des prérogatives fondamentales du président sous la Ve République : le droit de démissionner son Premier ministre, car les parlementaires de l'UMP lui ont résisté en conservant François Fillon. Il se bat en Libye face au poids d'Alain Juppé, pour conserver la deuxième prérogative du président, le contrôle de la politique étrangère... La France a atteint le stade d'une crise idéologique globale. Les deux grands concepts qui guident l'action des classes dirigeantes depuis près de vingt ans, le libre-échange et l'euro, sont aujourd'hui périmés, des concepts « zombies », morts mais que l'on croit vivants, selon une formule du sociologue allemand Ulrich Beck. La vie politique est pleine de concepts zombies. L'Histoire n'est plus maîtrisée. La droite s'affole. Le PS gagne des cantonales et se tait.

La perte d'autorité du président entraînerait, selon vous, ce « grand n'importe-quoi idéologique » ?

Le roi est mort, la religion est morte, et les esprits s'égarent. Dans toutes les sociétés, il faut une croyance collective dominante et une clé de voûte politique, sociale et mentale. Rien n'existe plus, et c'est cela, fondamentalement, qui explique la montée du Front national.

La droite se chercherait donc une nouvelle orientation, pour ne pas dire une nouvelle identité ?

Elle sort de plusieurs débâcles électorales. L'égarement la mène dans deux directions opposées. La première est un recadrage sur le conservatisme ancien, décent. C'est le sens des montées en puissance de Fillon et de Juppé, qui ont, à tort ou à raison, des images d'hommes posés et compétents. L'autre tentation conduit l'UMP dans d'ahurissantes embardées extrémistes.

Eric Zemmour est-il le représentant médiatique de cette droite ?

C'est un symptôme parmi d'autres de la tentation extrémiste. Il a été ovationné lors d'une réunion UMP après avoir été condamné par la justice, ce qui pose la question d'une tendance fascisante au sein de l'UMP - selon moi, minoritaire. L'étonnant est que ces dérives de la droite se multiplient et vont vraisemblablement continuer de fleurir après ces cantonales désastreuses, alors qu'il est clair que, pour elle, l'extrémisme ne paie pas. Le débat sur l'identité nationale avait déjà abouti au désastre des régionales sans arrêter cette dérive.

Les « dérives de droite » portent Marine Le Pen très haut dans les sondages...

Je suis surpris de la surprise. Nous vivons une déroute industrielle, une baisse du niveau de vie, un juin 1940 économique et social. Les jeunes sont économiquement massacrés et les vieux, terrorisés par les menaces sur les retraites.

Cette droite, qui se situe entre l'UMP et le FN, a-t-elle un vieux fond populiste ?

Encore un concept zombie. On accuse de populisme des hommes politiques qui flattent les bas instincts du peuple et ne sont pas compétents pour gouverner. Mais, aujourd'hui, on a une classe dirigeante perçue comme incompétente. Marine Le Pen en tête des sondages et le FN puissant aux cantonales, ce n'est plus du populisme, c'est autre chose, à définir.

Les thèmes de cette droite vont sans doute occuper le terrain de la campagne présidentielle...

Alors nous aurons un second tour entre Marine Le Pen et le candidat socialiste.

Pourquoi cette droite nationale a-t-elle l'oreille du peuple ?

Elle ne l'a pas puisque l'UMP multiplie les débâcles électorales. Mais il est vrai que, dans le contexte économique, on devrait assister à une radicalisation vers la gauche. Or elle se fait vers la droite. Le vieillissement du corps électoral est sans doute le facteur explicatif. C'est le contraire de ce qui se passe en Tunisie, où la jeunesse mène la révolution.

En refusant les débats sur l'immigration ou sur l'islam, les associations antiracistes ne sont-elles pas les « idiots utiles » de cette droite ?

Aucun débat n'arrêtera le délire sur l'islam, qui ne résulte pas d'une menace réelle mais d'une anxiété propre à la France et à une bonne partie de l'Occident. Notre propre vide religieux est insupportable à beaucoup. La disparition du catholicisme a laissé la pensée laïque sans adversaire structurant. L'islam est donc fantasmé en adversaire de substitution. Mais on ne traite pas une crise paranoïaque en entrant dans le délire du patient. Le débat politique moderne ne peut résoudre la question du sens de la vie, il ne peut mener à la sécurité métaphysique. Il pourrait quand même sauver la sécurité économique et sociale et donner ainsi à la société le temps de retrouver un équilibre métaphysique et mental.

Pour finir, en quoi le FN ne serait-il pas républicain ?

Le Front national n'est pas un parti républicain, parce que son attachement à la préférence nationale contredit la notion d'homme universel, au coeur de la culture républicaine. Mais je ne pense pas que l'UMP et le PS, qui adhèrent à des doctrines et des projets économiques - libre-échange et euro - détruisant la vie des citoyens, méritent la qualification de « républicains ».

Note(s) :

* Historien. Dernier livre paru : « Après la démocratie » (Gallimard).

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