L'épisode d'accumulation de réserves monétaires dans les pays émergents et de dettes dans les pays riches pourrait bientôt s'achever
Les pressions en vue d'un rééquilibrage de l'économie mondiale sont de plus en plus fortes. Depuis longtemps, le secteur privé cherche à transférer un important flux net de capitaux des pays riches, mais relativement léthargiques, vers les pays émergents, plus dynamiques. Les gouvernements de ces derniers, de leur côté, résistent en intervenant sur les marchés des monnaies et en renvoyant ces capitaux sous la forme de réserves officielles de devises.
Mais il apparaît que les forces aujourd'hui à l'oeuvre dans l'économie mondiale sont sur le point de mettre un terme à ce recyclage.
Mervyn King, le gouverneur de la Banque d'Angleterre, a expliqué le rôle de ces déséquilibres mondiaux dans le numéro de février de la Revue de la stabilité financière de la Banque de France. Ce flux " montant " de capitaux des pays pauvres vers les pays riches, essentiellement investis dans des actifs présumés sûrs, a eu de grandes conséquences : une baisse du taux d'intérêt réel; une hausse des prix des actifs, en particulier des logements; une vague d'innovations financières destinées à accroître les rendements, mais aussi à créer des actifs supposés sûrs; un boom de la construction résidentielle; et au final une énorme crise financière.
La faute en incombe avant tout aux folies de la finance et au laxisme de la réglementation. Mais les " excédents d'épargne ", ainsi que la forme qu'ils ont pris, ont aussi créé les conditions du désastre.
En vérité, il existe une corrélation évidente entre la multiplication des prêts non performants octroyés pendant la crise et les positions initiales des comptes courants des différents pays.
Comme le remarque M. King, l'élément sous-jacent déterminant fut, dans des régions déjà excédentaires, une hausse de l'épargne encore plus importante que la hausse des investissements.
Dans un autre texte récent, rédigé pour Morgan Stanley et intitulé Le Grand Rééquilibrage, Alan Taylor (université de Californie à Davis) et Manoj Pradhan (Morgan Stanley, Londres) décrivent le même phénomène, mais cette fois dans les pays émergents.
Pourquoi une telle hausse de l'épargne ? M. King propose trois explications : une orientation vers la promotion des exportations, qui a rendu nécessaire des taux de change compétitifs; la décision d'accumuler des réserves de devises à la suite des crises financières des années 1990; enfin, la combinaison d'un faible niveau de développement financier et de filets de sécurité sociaux inadéquats, ce qui a encouragé l'épargne. Concernant la Chine, il faudrait y ajouter la hausse des bénéfices industriels et commerciaux. L'issue a donc été en partie le résultat d'une politique délibérée - notamment dans la forme qu'ont prise les exportations de capitaux - et en partie le résultat de développements spontanés.
Quel que soit le rôle des flux de capitaux montants dans le déclenchement de la crise, une reprise complète exige un rééquilibrage.
Dans le monde postcrise, les dépenses jusqu'ici prodigues des ménages aux Etats-Unis et dans les autres pays touchés devraient rester faibles pendant toute la phase de désendettement. Les entreprises non financières enregistrent, elles, depuis longtemps des surplus financiers (un excédent des bénéfices non distribués par rapport aux investissements). Tout cela place les gouvernements face à d'énormes déficits.
Si on veut réduire cet endettement tout en soutenant la reprise, il faudra procéder à des rééquilibrages massifs de la balance extérieure. Cela est-il susceptible de se produire ? Le texte de Morgan Stanley soutient que la réponse est " oui ", pour quatre raisons.
Tout d'abord, les réserves de devises ont démontré leur utilité pendant la crise - cette dernière a peu affecté les pays émergents qui en possèdent beaucoup. Mais l'autre leçon à retenir de cette période est que ces réserves atteignaient une taille excessive. Leur baisse, entre septembre 2008 et février 2009, a été de 428 milliards de dollars (300 milliards d'euros), soit un peu moins de 6 % du montant mondial total.
Les détenteurs de ces réserves se sont trouvés très bien assurés, même face à la pire crise depuis les années 1930. De plus, dans une période de taux d'intérêt très bas, le coût de ces réserves, pour les pays dont les monnaies sont utilisées à cette fin, est élevé. Enfin, une croissance portée par les exportations paraît moins attractive dans une période de contraction des dépenses de consommation dans les pays riches.
Deuxièmement, il existe une demande non satisfaite de hausse des investissements, tant dans les pays avancés que dans les pays émergents. La Chine, avec son taux extraordinaire en la matière, constitue une exception de taille. Mais celui de l'Inde pourrait aussi exploser, notamment dans les infrastructures. La part croissante des pays émergents dans la production mondiale fera aussi croître de façon substantielle le taux d'investissement mondial.
En troisième lieu, il est probable que la consommation va fortement augmenter dans les pays émergents.
En dernier lieu, l'épargne privée devrait croître sur le court terme dans les pays avancés. Sur le long terme, le vieillissement de la population pourrait la faire baisser, mais cela ne suffira pas à enrayer le rééquilibrage.
La conclusion de Taylor et Pradhan est que l'impact de ces changements entraînera une hausse des taux d'intérêt réels, un rééquilibrage mondial et une augmentation des taux de change réels dans les pays émergents. Cette dernière peut se produire soit au travers d'une hausse des taux de change nominaux, soit au travers d'une montée de l'inflation.
Or, beaucoup de pays émergents atteignent leur degré maximal de tolérance à la hausse des prix. Dans ce cadre, une appréciation plus rapide des monnaies serait une mesure à envisager, en particulier en Chine. Car pour Pékin, une forte inflation serait un désastre bien plus grand qu'une modeste perte de compétitivité à l'extérieur. Et si la Chine laissait le yuan s'apprécier plus vite, il est probable que d'autres pays lui emboîteraient le pas.
Ces changements plausibles pourraient s'avérer douloureux. Une hausse des taux d'intérêt réels accroîtrait les difficultés des surendettés, particuliers comme Etats. De plus, les pays émergents chercheront à s'opposer à ces évolutions : les réserves mondiales ont encore augmenté de 2,192 milliards de dollars entre février 2009 et décembre 2010. Ce rythme d'accumulation est déstabilisant. Pourtant il se poursuit.
Le débat sur l'avenir du système monétaire mondial se poursuit. Mais, pragmatiquement, les pays émergents le modifient déjà. Ils se prémunissent contre les caprices de la finance mondiale en accumulant d'énormes créances sur les émetteurs de devises de réserve. Cet épisode doit se terminer. D'autant que l'inflation devient une préoccupation croissante.
Les forces structurelles sont aussi susceptibles de générer l'indispensable " grand rééquilibrage ". Mais nous venons tout juste de nous engager sur la voie de l'ajustement. Attention : elle risque d'être cahoteuse.
Par Martin Wolf
Cette chronique de Martin Wolf, éditorialiste économique, est publiée en partenariat exclusif avec le " Financial Times " © " FT "
(Traduit de l'anglais par Gilles Berton)
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