mardi 12 avril 2011

Un mois après le séisme, cinq artistes japonais témoignent

Le Figaro, no. 20743 - Le Figaro et vous, mardi, 12 avril 2011, p. 27

Chef d'orchestre, chorégraphe, photographes, écrivain... Ils livrent leurs réflexions.

Un mois après le tsunami qui a frappé le Japon, la terre a à nouveau tremblé dans l'Archipel hier. Dans la culture japonaise, la place de l'homme est fragile face aux forces de la nature. Mais cette fois-ci, la catastrophe naturelle se double d'une catastrophe nucléaire. C'est ce que ne manquent pas de souligner les cinq artistes qui ont accepté de témoigner dans Le Figaro et de livrer leurs réflexions sur le sens du drame qui touche leur pays.

SEIJI OZAWA (PHOTO)

CHEF D'ORCHESTRE

Il a notamment dirigé le Boston Symphony Orchestra pendant trente ans.

« Partir ? À quoi bon ? »

« J'ai pensé un instant à partir, mais à quoi bon ? À Tokyo, tout va bien, vous savez. L'esprit de révolte ou de lamentation est étranger au caractère japonais et j'avoue que je suis moi-même admiratif de cette force. J'aimerais savoir d'où elle vient. Je crois qu'elle a quelque chose de religieux. Ma mère était chrétienne, mon père bouddhiste : je pense que je crois en Dieu... Obligé d'annuler tous mes concerts pendant plus d'un an à cause de ma santé, je suis maintenant impatient de revenir au pupitre. J'espère bien être présent Salle Gaveau à Paris le 6 juillet pour encadrer les jeunes musiciens de mon académie, la Seiji Ozawa International Academy Switzerland, et en août, je serai au festival de Matsumoto, que j'ai fondé, pour diriger mes amis de l'Orchestre Saito Kinen avant une petite tournée en Chine. Je me suis remis d'un cancer puis d'une opération du dos, ce n'est pas un tremblement de terre qui va m'arrêter. »

SHOMEI TOMATSU

PHOTOGRAPHE

Né en 1930, il a notamment réalisé des séries sur Nagasaki dix ans après le bombardement de la ville en 1945.

« La civilisation qui a été trop vite »

« Le 11 mars, j'étais à Okinawa, fort loin du Nord et de la catastrophe. J'ai regardé les images de ce désastre à la TV. Un peu. Je n'ai pas recherché l'avalanche d'images. La réalité est bien plus dure que les seules visions de ces villages engloutis. On ne peut pas traduire pareil drame en mots. Le fait qu'il y ait tant de victimes est en soi un tournant pour le Japon. La force de la nature, incroyable, rappelle à l'homme le grand dommage qu'il a exercé sur elle. Rien à voir avec Hiroshima et Nagasaki : c'était une bombe. À Nagasaki, j'avais vu et suivi toutes ces victimes de la bombe (série Nagasaki et Scars). Cette fois-ci, la radioactivité s'échappe de façon invisible, menaçant d'irradier les gens d'une autre façon, moins spectaculaire, plus lente. C'est la défaite de la science qui perd tout contrôle, la défaite de la civilisation qui a été trop vite, la mise en évidence de notre dépendance à l'égard de l'énergie nucléaire. Que faire ? Il serait bien qu'on pense à se débarrasser de ces centrales, même si je n'ai pas de solution scientifique ou concrète de rechange. L'électricité nucléaire a d'abord été perçue comme une avancée de la civilisation. Le problème des découvertes scientifiques, c'est qu'elles sont sans limites. »

RINKO KAWAUCHI

PHOTOGRAPHE

Née en 1972, elle a exposé en 2005 à la Fondation Cartier et à Paris Photo en 2008.

« Comme un test spirituel »

« J'étais à Tokyo le 11 mars, dans mon quartier résidentiel à 15 minutes de métro de Shibuya (le centre-ville très animé). J'étais dans mon appartement en train de travailler à l'impression de tirages. J'ai pensé : « The Big One arrive, finalement ! » Je savais que Tokyo était un lieu probable de tremblement de terre majeur dans un futur proche. L'image qu'il me restera du drame, c'est ce tsunami qui emporte tout, maisons et voitures. C'était bien plus calme que je ne l'avais imaginé. N'étant pas sur place, j'ai eu le réflexe de photographier l'écran de ma TV où l'on voit les secours tenter d'arroser la centrale nucléaire, de combattre un ennemi invisible et inconnu. Je ne fais pas le lien avec la Seconde Guerre mondiale, dont je n'ai d'ailleurs pas de mémoire familiale. Je l'ai ressenti comme un test spirituel, il y a tant de métaphores de notre temps dans ce drame. J'espère que nous en débattrons et que nous dépasserons ensemble ce cap. Les Japonais ont une culture de la patience, du sacrifice et du contrôle de soi, nous l'apprenons de nos aînés. Je n'ai pas quitté Tokyo. Beaucoup m'ont conseillé d'évacuer la capitale pour me réfugier au sud-ouest de l'Archipel. Mon choix a été de continuer ma vie de tous les jours, en paix. »

SABURO TESHIGAWARA

CHORÉGRAPHE

Né en 1953, il est interprète de ses propres pièces présentées dans le monde entier.

« Réfléchir à l'avenir »

« Au moment du tsunami, j'étais à Paris, en répétitions d'Acis et Galatée pour le prochain festival d'Aix-en-Provence. Ma famille et ma compagnie étaient à Tokyo : ils me disaient que la vie y était devenue mentalement stressante, mais se déroulait physiquement pareil. Que puis-je faire ? me demandais-je sans cesse. J'ai compris que la seule possibilité était de réfléchir à l'avenir. Ce qui change avec cette catastrophe, c'est qu'elle n'est pas seulement naturelle mais aussi nucléaire. Ce qui oblige à remettre en question notre mode de vie. Quand je suis né, quinze ans après Hiroshima et Nagasaki, ce drame était déjà effacé. Le Japon d'alors ressemblait déjà beaucoup à celui d'avant le tsunami. Le grand changement du pays est lié aux facilités énergétiques qu'a apportées l'énergie nucléaire à des fins civiles : d'un coup, il y a eu un engouement frénétique pour l'électricité (Shibuya avec ses enseignes lumineuses), pour le développement des villes, la surenchère de la puissance économique. Il est clair que nous devons repenser cela afin de ne pas mettre en péril la nature. À l'université de Tokyo, où j'enseigne, je compte en parler à mes étudiants. Le nouveau visage du Japon va se dessiner dans les dix ans qui viennent. »

NATSUKI IKEZAWA

ÉCRIVAIN

Né en 1945, il a publié notamment La femme qui dort et La Vie immobile (éditions Philippe Picquier).

« Nous allons nous appauvrir »

« Dans un sens les Japonais sont habitués aux catastrophes naturelles. Nous nous affairons à construire ce que la nature peut détruire en un instant. Le verbe akirameru (renoncer, se résigner) signifie étymologiquement : rendre clair, manifeste. On comprend qu'on n'a pas la force de remédier à la situation, alors on renonce à des efforts inutiles. Mais, avec le nucléaire, la catastrophe est d'un autre genre et ne correspond pas à cet état d'esprit. La pensée scientifique et technologique par laquelle on apprivoise la nature, nous l'avons apprise de l'Occident. Les produits industriels de Toyota et bien d'autres firmes japonaises sont là pour prouver que nous avons été d'excellents élèves. Mais sur la centrale Daiichi de Fukushima une énorme erreur a été commise. Je pense que la puissance nucléaire n'est pas quelque chose qui s'apprivoise. La présente catastrophe a un effet sur moi, en tant qu'écrivain. Après cinq ans passés en France, je suis rentré au Japon il y a deux ans et je pense que, plus qu'à tout autre période, c'est bien que je sois au Japon maintenant. Si je ne suivais pas de tout près ce qui se passe, si je ne faisais pas directement cette expérience, je pense que ce que j'écrirais dorénavant serait déphasé par rapport à la réalité vécue par nombre de Japonais. À partir de maintenant, nous allons nous appauvrir. Le devoir des politiques sera d'orchestrer la reconstruction en faisant tout pour que cette perte de richesse soit répartie aussi équitablement que possible. Nous devrions y arriver, car nous sommes habitués aux sinistres. Nous avons appris à contenir nos égoïsmes. » propos recueuillis par ariane bavelier, valérie duponchelle, bruno jacquot et christian merlinTraduction : Mitsuko Jurgenson (Shomei Tomatsu) et Corinne Quentin (Natsuki Ikezawa).

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