jeudi 14 avril 2011

Eric Meillan : Quand un grand flic déballe...

Le Point, no. 2013 - Société, jeudi, 14 avril 2011, p. 70,71,72

Propos recueillis par Christophe Labbé, Jean-Michel Décugis et Olivia Recasens

Exclusif. L'ancien patron de la police des polices lève le voile sur ce qui ne tourne pas rond dans la maison poulaga.

Cétait la terreur des flics. Eric Meillan, 61 ans, dirigeait jusqu'à l'été dernier l'IGS, l'Inspection générale des services, en clair la police des polices, qui a l'oeil sur le travail de policiers de Paris et de la petite couronne, aéroports d'Orly et de Roissy compris. Alors que de récentes poussées de fièvre ont fait remonter à la surface le malaise policier, ce grand flic, qui a également été sous-directeur de la DST, le contre-espionnage français, raconte au Point - sans tabous - les zones de non-droit, les bavures, la logique folle des statistiques de la délinquance ou encore le « spoil system ». Une première dans les annales de la police.

Le Point : Jamais la police n'a eu une si mauvaise image. La faute à qui ?

Eric Meillan : D'abord, il faut tordre le cou à une légende : dans la police, le pourcentage de ripoux est plutôt faible. Moins de 12 par an sur les 40 000 policiers de Paris et de la petite couronne que j'avais sous mon contrôle. Quand l'IGS fait son travail, elle dérange forcément. Par exemple, quand on attrape un commissaire divisionnaire qui vend des informations sur des enquêtes en cours. A mon arrivée, j'ai traité une affaire de violence grave qui concernait un policier d'un commissariat du Nord-Est parisien. J'ai reçu des ordres comminatoires d'une haute autorité qui m'a dit : « Ce n'est pas ce que vous croyez. » J'ai continué mon enquête. Trois mois plus tard, nous avons prouvé qu'en plus de la bavure le policier avait commis vols et recels. Il a été radié de la police et condamné. J'ai rendu service à l'institution. En crevant un abcès, vous évitez la septicémie.

Les bavures, justement, il y en a plus ou moins qu'avant ?

Elles relèvent souvent de plaintes fantaisistes. Les études que j'ai lancées ont montré que 93 % des allégations de violence mettant en cause des policiers étaient inventées. Il y a un effet loupe sur les bavures. L'IGS est obligée de mener une enquête, même si l'on sait, à la lecture de la plainte, que tout est bidon. Les Français, surtout les Parisiens, supportent de moins en moins l'autorité, qu'elle soit incarnée par le policier, l'enseignant ou le médecin. Régulièrement, des gens déposent plainte pour violences parce qu'un policier leur a interdit d'emprunter tel itinéraire ! Ajoutez à cela l'absence de sanctions en cas de fausse dénonciation. En théorie, déposer plainte pour un fait imaginaire vous conduit au minimum en correctionnel. En réalité, si votre plainte se révèle infondée, vous ne serez pas poursuivi par le parquet, même si le policier dépose plainte. Il ne faut pas sous-estimer ce que ressent le policier accusé à tort. J'ai eu à traiter de deux cas d'expéditions punitives organisées par des policiers qui avaient été tentés de se faire justice eux-mêmes. Il faut que le policier soit mieux traité que celui qui lui crache dessus...

Alors, qu'est-ce qui ne tourne pas rond ?

Le policier n'est plus ressenti que comme une matraque. On a privilégié une police de répression qui a perdu le contact avec la population. Cette dérive se niche jusque dans le détail de l'uniforme. L'ancienne tenue du gardien de la paix était inconfortable, mais lui donnait un côté débonnaire et incitait au respect. Aujourd'hui, l'uniforme est taillé pour l'action, mais ressemble à celui des vigiles des sociétés privées et paradoxalement n'impose pas le respect. Surtout, en coupant le lien avec la population, la police a perdu en efficacité. Là où, avant, des policiers de quartier occupaient le terrain et collectaient des informations, on est maintenant obligés, pour savoir ce qui se passe dans les quartiers, d'envoyer des spécialistes du renseignement qui agissent sous couverture ! Ce que fait depuis près de deux ans la direction du renseignement de la Préfecture de police de Paris. Dans certaines cités, les seuls policiers en uniforme que voient les habitants sont des Robocop en protège-tibias et rangers qui font des incursions. Même l'arme de service est disproportionnée. C'est une arme lourde dont les munitions peuvent provoquer d'énormes dégâts. On aurait dû la réserver aux groupes d'intervention comme le Raid, qui font face à des terroristes ou des braqueurs. Le nombre de fois où un policier utilise son arme est très faible - au total, une vingtaine par an en région parisienne - et c'est de moins en moins fréquent. En Grande-Bretagne, les policiers ne sont pas armés et l'on ne se sent pas moins en sécurité à Londres !

Quelles sont les autres raisons du malaise policier ?

Le policier d'aujourd'hui a plus de diplômes qu'avant, mais il est souvent cantonné à des tâches ingrates. Pour mieux le contrôler, l'administration lui a enlevé de son autonomie. Il a perdu toute marge de manoeuvre. Le gardien de la paix n'a plus le droit, par exemple, d'être indulgent. Autrefois, il pouvait passer l'éponge sur certaines petites infractions de la route. C'est terminé. La police est devenue une machine à produire des circulaires. J'en ai rédigé moi-même. Pour toute situation dite nouvelle, il faut pondre un nouveau texte, souvent inapplicable. Ce n'est pas avec des circulaires que l'on fait une bonne police, mais en laissant un peu d'autonomie au policier de terrain. Ceux qui ont rigidifié le métier, ce sont les préfets, des gens qui pour la plupart ne connaissaient pas grand-chose à la police.

Vous voulez dire que le corps préfectoral a empoisonné la police ?

Les préfets étaient en perte de vitesse, ils voyaient fondre leurs prérogatives et se sont rabattus sur la sécurité. Le préfet regarde de haut le policier, qui n'a pas fait l'Ena et qui est souvent issu d'un milieu populaire. Le corps préfectoral n'arrive pas à comprendre une maison où l'on peut commencer gardien de la paix et finir directeur. Il se méfie du flic, qui navigue dans des univers interlopes et met les mains dans le cambouis. C'est pourquoi il a la tentation de techniciser ce métier en se disant qu'il sera plus propre et plus efficace. La police technique et scientifique n'est pas une baguette magique. On est dans l'illusion d'une police zéro risque. On ne fait pas une bonne police en gants blancs. Même dans le monde du renseignement, les Américains ont eu de grandes déconvenues en privilégiant la technique sur l'humain. J'ai dirigé le service technique du contre-espionnage, je sais que ça ne marche pas si l'on ne met pas l'homme dans la boucle.

Pourtant, les commissaires courent derrière la casquette de préfet...

Je suis l'un des rares à avoir refusé d'adhérer à l'association des hauts fonctionnaires de la police, parce qu'on y trouve trop de policiers devenus préfets. Mais beaucoup de commissaires sont attirés comme des lucioles par le corps préfectoral. Souvent, ils ne font que rectifier un parcours qui n'était pas policier au départ. Beaucoup y cherchent de la reconnaissance. Etre préfet est plus honorifique et moins risqué. D'autres, enfin, décrochent une casquette de préfet pour rester en activité plus longtemps. En fait, le corps des commissaires est malade. On a sapé leur légitimité en les transformant en gestionnaires. Le commissaire est le patron d'un service, le gestionnaire est aux ordres de la direction. Pour se faire respecter par ses troupes, un commissaire doit s'être frotté au terrain, sentir quand ses hommes ont peur, afin de désamorcer une situation. Cela ne s'apprend pas à l'école. Le policier est comme le chirurgien, il doit se faire la main. A mes débuts, j'ai eu la chance de commencer en binôme avec un vieil inspecteur divisionnaire qui m'a appris les ficelles du métier. Aujourd'hui, les policiers sont encadrés par des commissaires à peine sortis de l'école, qui ont le même âge qu'eux.

Faut-il croire aux statistiques sur la délinquance ?

Quand l'IGS audite un service de police, elle vérifie aussi la façon dont sont tenues les statistiques. On tombe parfois sur des tricheurs. Un commissaire doit avoir le courage d'expliquer à sa hiérarchie pourquoi tel type de délinquance flambe dans son secteur. Et son directeur doit être capable de l'entendre. Or ce n'est pas toujours le cas, parce que le politique exige de « bons » chiffres. Les courbes statistiques sont devenues un outil de communication alors qu'elles devraient être un outil de travail. D'autant qu'il y a un taux de délinquance incompressible. Pour l'anecdote, l'Observatoire national de la délinquance a récemment sorti des chiffres sur des faits de délinquance qui ne correspondaient pas à ce que j'avais à l'IGS. Je me suis aperçu qu'ils travaillaient sur des statistiques vieilles de trois ans !

Les zones de non-droit, est-ce une invention de journalistes ?

L'Etat manque de courage. Un renoncement qui contamine certains policiers. Quand vous intervenez dans une cité et que vous vous faites insulter et caillasser sans qu'il y ait de poursuites derrière, vous pouvez vous interroger sur le sens de votre mission. Quand vous interpellez pour la dixième fois la même personne, que vous la déférez, qu'elle est relâchée et qu'elle recommence, vous pouvez être gagné par le découragement. La Direction du renseignement intérieur a été accusée d'avoir travaillé « hors clous » dans l'affaire Sénat [l'ancien conseiller de Michèle Alliot-Marie]. Nos services de renseignement sont-ils suffisamment contrôlés ? Quand vous travaillez sur le contre-espionnage, comme je l'ai fait à la DST, vous êtes un soldat engagé dans une guerre et vous avez le droit d'utiliser des méthodes particulières. Mais il ne faut pas les exporter sur d'autres matières qui relèvent de la délinquance. Le délinquant est un citoyen, pas un ennemi. Pour le neutraliser, il faut rester dans le cadre strict de la loi. Si vous avez dans un service de renseignement des policiers républicains, vous n'avez pas besoin d'augmenter les contrôles, mais est-on sûr de mettre toujours en place ce type de personnes ? Reste la question du terrorisme. Certains hauts responsables donnent l'impression d'apposer cette étiquette un peu facilement sur tout et n'importe quoi. Après la chute du Mur, certains, à la DST, pour sauver le service, se sont dit qu'il fallait miser sur la lutte antiterroriste. Sauf que cette lutte au contour flou mobilise presque toute l'énergie. Le coeur de métier d'origine, la détection des espions, a peut-être été un peu trop laissé de côté.

Avez-vous au cours de votre carrière cédé à la pression du politique ?

Des pressions politiques directes, j'en ai eu très peu. Des invitations à être plus conciliant, j'en ai eu beaucoup ! Il m'est ainsi arrivé, au début d'une affaire délicate, d'entendre des gens importants dire « J'espère que ce n'est pas ça ! » On ne vous reproche jamais les choses directement, on vous laisse entendre que vous êtes quelqu'un de « compliqué ». Un ancien commissaire a eu cette formule un jour : « Pour réussir dans la police, il faut une rigueur apparente et une souplesse réelle. » Je pense avoir fait l'inverse et ça m'a coûté cher. En stress, en solitude et en carrière malgré tout. J'ai vu passer devant moi des gens qui avaient l'échine plus souple. Je me suis aussi fait détester parce qu'à la [ex-] DST et à l'IGS on sait beaucoup de choses...

Ce que vous dénoncez, c'est la politisation de la police ?

Depuis les années 80, le « spoil system » s'applique aussi à la police. Quand la gauche est arrivée au pouvoir, elle a cherché à mettre des hommes à elle. Alors que je n'avais pas d'opinion politique, j'ai été traité comme l'ennemi du peuple ! Certains policiers se sont fait coller des étiquettes. Il suffit de travailler un temps avec tel directeur marqué politiquement pour se retrouver avec l'estampille membre du clan. Cette dérive n'a fait que s'aggraver au fil des alternances et cohabitations. Quand on parle d'un « grand flic » aujourd'hui, on précise toujours s'il est de droite ou de gauche. Ça n'a aucun sens, quand on est flic, on est un bon ou mauvais ! Maintenant, avant de nommer quelqu'un, la question c'est : « Est-il sûr ? » Ce qui signifie : « Est-il des nôtres ? »...

Eric Meillan, 61 ans

1976 Commissaire de police.

1978 Entre à la DST.

1989-1993 Chargé de mission au Service central de la sécurité des systèmes d'information auprès du Premier ministre.

1998 Sous-directeur des services techniques et informatiques à la DST.

2003 Prend la tête de l'IGS.

2004 Inspecteur général de la police nationale

Juillet 2010 Prend sa retraite.

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3 commentaires:

Anonyme a dit…

A mourir de rire, pour ceux qui connaissent Meillan!

Anonyme a dit…

Et pour Yannick Blanc ?

Anonyme a dit…

Je connais meillan pour avoir travaille sous ces ordres a la DST. C est un homme dur, certes, mais qui inspire mon respect par son implication dans le travail. ce que je lis dans cet article reflète totalement la personnalité de cet homme respectable. Diriger dérange ceux qui voudraient être a votre place et qui n en ont pas les capacités. Merlan est un Monsieur.