jeudi 14 avril 2011

France, ta Révolution est morte ! - Patrice Gueniffey

Le Point, no. 2013 - Idées, jeudi, 14 avril 2011, p. 110,111

On ferme. En revisitant les «Histoires de la Révolution et de l'Empire» (Perrin), Patrice Gueniffey, spécialiste de la Terreur, constate que la Révolution est morte. Et avec elle la politique.

Le Point : La Révolution française, écrivez-vous, est tombée de son piédestal. Cela signifie-t-il qu'elle est finie, ce qui ne serait pas forcément une tragédie, ou qu'elle a disparu de notre horizon, nous laissant orphelins de notre passé et incapables de penser l'avenir ?

Patrice Gueniffey : La Révolution est morte comme événement historique et comme marqueur politique. Contrairement à François Furet, qui date son décès de la consolidation de la IIIe République, vers 1880, je pense qu'elle a été porteuse d'enjeux politiques jusque dans les années 60, tant que nous vivions une forme de guerre civile larvée, aux formes sans cesse renouvelées, même si le ralliement des catholiques à la République avait brisé les rêves de restauration monarchique. Ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui elle ne permet plus de décrypter la politique. On a changé de décor. Le citoyen, l'Etat, la nation, la souveraineté : toutes ces notions et ces institutions qu'elle avait inventées sont mortes.

Il est curieux de proclamer la mort de la chose - ou, si vous préférez, du référent - quand le mot suscite un enthousiasme renouvelé avec le « printemps arabe » : « notre » Révolution est une référence, et nous en sommes fiers !

Pour une fois que la France est une référence dans le monde, il n'est pas surprenant que cela nous réjouisse ! D'autant que nous gardons le vague souvenir d'un temps où les Français croyaient avoir, en 1789, indiqué un chemin que le monde entier suivrait. Quant à l'enthousiasme pour le prétendu « printemps arabe », il a duré ce que durent les engouements médiatiques. Plus sérieusement, il est incontestable que la représentation de la Révolution subsiste : dans la rhétorique des partis, dans le rituel des conflits sociaux. Ainsi de la mobilisation contre la réforme des retraites - un enjeu bien réel et sérieux -, enveloppée dans un folklore pseudo-révolutionnaire qui, du reste, explique sans doute en partie son échec. Nos syndicats jouent, malheureusement, une pièce un peu désuète.

L'obsession, dans le débat public, de la vertu en politique et de la chasse aux suspects peut pourtant apparaître comme une mutation génétique du robespierrisme. La Terreur, dont vous avez disséqué les mécanismes, ne survit-elle pas, au moins sous une forme kitsch ?

Vous connaissez la formule de Marx : les événements se répètent « la première fois comme tragédie, la deuxième comme farce », même si cette farce a des conséquences qui n'ont rien de drôle. L'ennemi diabolisé et la vertu sacralisée font en effet partie de notre répertoire commun. Au sens propre, c'est-à-dire théâtral, du terme.

Oublions les slogans, le théâtre et revenons à votre analyse : en somme, alors que nous pensions être des enfants de la Révolution, nous étions des héritiers de la guerre civile - celle-ci ayant été l'essence de celle-là ?

La guerre civile est une catégorie fondamentale de l'histoire française. La France s'est construite par le haut. La nation est l'oeuvre de l'Etat, pas l'expression de la société. Aussi ses vicissitudes ont-elles accompagné celles de l'histoire de l'Etat. Il n'a jamais existé en France aucun consensus, ni sur la forme de la société ni sur celle des institutions, comme en témoigne toute notre histoire, d'Etienne Marcel, au XIVe siècle, à la Révolution en passant par les guerres de Religion, et de 1789 à l'affaire Dreyfus, l'Occupation, la guerre d'Algérie...

Sans doute, mais pourquoi regretter que cette longue guerre civile, qui a atteint un paroxysme sous la Révolution, ait pris fin - si c'est le cas ?

Les historiens n'ont pas de regrets; ils s'efforcent seulement de comprendre. Je constate simplement que nous avons été les témoins, ces deux dernières décennies, de l'effondrement d'une idée de la nation, de la citoyenneté et de la politique dont la genèse précède la Révolution française, mais de laquelle la Révolution a été un moment important, voire décisif. Et cette représentation globale de la politique a, ensuite, présidé à notre histoire pendant deux siècles. Cette époque est aujourd'hui terminée.

Vous oubliez, dans l'héritage de 1789, le clivage droite-gauche, qui non seulement n'est pas mort, mais s'est universalisé.

Je ne suis pas certain qu'il ait partout le même sens. De plus, dans la mesure où la politique est inconcevable sans divisions ni conflits, on peut dire qu'il a partout existé : populares et optimates s'affrontaient à Rome. C'est là même qu'est né l'essentiel de notre vocabulaire politique. Enfin, dès lors qu'aujourd'hui l'art politique se transforme en technique de gestion, ce clivage perd tout contenu. Croyez-vous que les Français seront invités à faire un choix politique en 2012 ?

Vous aggravez votre cas en faisant démarrer cette « fin de l'Histoire » à la française en Mai 68, qui, pour pas mal de gens, représente l'ultime et glorieux chapitre de la geste révolutionnaire.

Sous ses dehors très politiques, Mai 68 porte un coup fatal au mythe révolutionnaire et inaugure un désinvestissement général de la politique : en érigeant en principe la méfiance à l'égard du pouvoir, on a détruit toute croyance en l'action collective pour privilégier les valeurs privées. Depuis, on nous ressert à chaque élection présidentielle les mêmes commentaires sur la passion des Français pour la politique. Mais c'est un fantasme médiatique. De même, la disparition de la conscience historique n'empêche pas que les musées et les châteaux soient remplis de visiteurs.

En tout cas, l'Histoire a parfois de l'humour : la célébration bruyante du bicentenaire de 1789 coïncide avec la chute du mur de Berlin.

Oui, et là, la Révolution est atteinte en plein coeur, même si, culturellement, le communisme agonisait depuis les années 70 sous les coups de Foucault, Derrida, Deleuze. Après 1989, c'est la conception de la politique née au siècle des Lumières qui s'effondre. Et l'économie s'installe dans le vide qu'elle laisse.

Admettons qu'avec le mythe de 1789 meurt une certaine idée de la politique. Mais l'Histoire avait commencé avant la Révolution. Pourquoi se serait-elle arrêtée avec son effacement ?

Parce que l'idée de révolution avait partie liée avec la conception occidentale de l'Histoire. Avec les Lumières, l'Histoire cesse d'être le retour cyclique du même pour se lier à l'idée de progrès, lequel doit conduire au règne du marché selon les libéraux, à l'avènement d'une société sans classes selon les socialistes. Mais, dans les deux cas, l'idée que « demain sera mieux qu'hier » structure une conception volontariste de la politique.

Pourquoi pas, à ce compte-là, regretter la guerre froide ?

Je ne regrette évidemment pas l'asservissement des peuples d'Europe de l'Est, mais la guerre froide avait pour effet de donner au capitalisme une forme de conscience sociale et de donner aux Etats les moyens d'exercer un contrôle, même relatif, sur les logiques économiques. A l'inverse, l'émancipation de l'économie à laquelle nous assistons depuis les années 90 a engendré un sentiment généralisé d'impuissance politique. Surtout en Europe, où les effets de cette mutation historique ont été aggravés par la destruction délibérée et méthodique de tous les leviers de l'action politique.

Vous êtes généralement dénoncé comme « réactionnaire » et, en tout cas, bien trop critique de la Révolution. Aujourd'hui, vous semblez nostalgique.

N'étant pas assisté par un avocat, je ne vous dirai pas si je suis réellement « réactionnaire ». Mais je partage avec réactionnaires et conservateurs un sentiment : je n'aime pas le monde dans lequel je vis. Je regrette la disparition de cette conception globale de la politique et de la citoyenneté qui avait pris forme avec la Révolution et qui nous a donné de beaux jours : le Consulat de Bonaparte ou, plus récemment, les premières années de la Ve République.

Peut-être, mais si le goût de la grandeur a été détrôné par le bien-être et la douceur de vivre démocratique, avons-nous perdu au change ?

Le bonheur est l'ennemi des historiens. Les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Comme les gens heureux. Mais si l'Europe est sortie de l'Histoire en renonçant à la puissance politique et à la civilisation, l'Histoire continue. Il est même probable qu'elle reviendra un jour en Europe. Nous réveillera-t-elle de notre espèce d'engourdissement stupide ?

Votre regard d'historien cacherait-il un esprit guerrier ?

Allez savoir ! Je crois que la France a longtemps eu une identité forte parce que ses passions l'unissaient et la divisaient. Cette France-là appartient au passé. Certes, nous ne guillotinons plus. C'est heureux, mais nous avons cessé d'être un peuple politique. Vous trouvez qu'il y a de quoi se réjouir ?

Propos recueillis par Élisabeth Lévy

Repères

1956 Naissance à Vincennes.

1982 Après diverses tribulations, rencontre François Furet et prépare sous sa direction une thèse sur l'histoire de la Révolution française.

1988 Publie ses premiers textes dans « Le dictionnaire critique de la Révolution française », de François Furet et Mona Ozouf.

1991 Entre à l'EHESS.

1993 « Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections » (Ed. de l'EHESS).

2000 « La politique de la Terreur : essai sur la violence

révolutionnaire » (rééd. Gallimard, 2003).

2001 Elu directeur d'études à l'EHESS.

2006-2009 Directeur du Centre de recherches politiques Raymond-Aron.

2008 « Le Dix-huit Brumaire » (Gallimard).

« Histoires de la Révolution et de l'Empire », de Patrice Gueniffey (Perrin, collection « Tempus », 740 p., 12 euros).

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Marianne, no. 733 - Idées, samedi 7 mai 2011, p. 78

Histoire et démocratie : un couple mal en point
ÉLIE BARNAVI

Patrice Gueniffey, spécialiste de la Révolution et de l'Empire, s'interroge : et si le déclin de l'histoire, qu'il observe, était le signe du déclin de la politique ?

Un spectre hante le débat furieux qui oppose partisans et adversaires de la maison de l'Histoire de France : celui de l'histoire. Non pas telle ou telle conception idéologique de l'histoire, de sa place dans l'enseignement et dans la fabrique nationale, ou les rapports entre elle et le pouvoir. Mais l'histoire elle-même, au-delà de l'affrontement des écoles, des courants et des modes. L'histoire comme discipline intellectuelle pourvoyeuse de sens pour la société dont elle déchiffre le cheminement dans le passé pour la projeter dans le futur.

Je m'en suis brusquement aperçu en lisant l'introduction par laquelle Patrice Gueniffey, éminent disciple de François Furet, a choisi d'ouvrir ses Histoires de la Révolution et de l'Empire*. Chacun puisera à sa guise dans cet épais recueil d'articles, toujours brillants et remarquablement écrits, la plupart parus au fil des ans dans des revues savantes et certains inédits. Seul le bref texte introductif m'intéresse ici. Intitulé " L'histoire au passé " et rédigé d'une plume alerte et acerbe, il pose une question essentielle et douloureuse : et si le déclin de l'histoire, qu'il observe en France mais qui n'en est certainement pas l'apanage, n'était que le signe du déclin de la politique, donc de la démocratie ?

Une profonde unité

Que sa réflexion parte de la Révolution française n'est pas dû uniquement à sa spécialité disciplinaire. La Révolution a signifié, tout à la fois, l'irruption des masses sur la scène de l'histoire et l'affirmation de la toute-puissance du volontarisme politique. On sait que, pour Furet, la destruction de l'ordre ancien a entraîné deux conséquences de taille : l'une, immédiate, a été ce qu'il a appelé le vertige de la politique, autrement dit la foi en la capacité infinie du citoyen à prendre son destin en main et à modeler à sa guise l'homme et la société. Comme les deux résistent à l'action politique, celle-ci tend alors à s'affranchir de toutes entraves et sombre dans la violence terroriste. L'autre, dont les effets se sont fait sentir au moins jusqu'à la victoire finale de la IIIe République, un siècle après la prise de la Bastille, fut l'incapacité, ou du moins l'énorme difficulté à asseoir l'ordre nouveau sur des bases institutionnelles solides. Une chose, en effet, était de proclamer le principe du transfert de souveraineté de la personne du roi au corps de la nation, une autre de résoudre l'angoissante question du transfert de légitimité que ce principe supposait. Il suffisait à celui-là, roi " par la grâce de Dieu ", d'ancrer la sienne au ciel ; celui-ci devait résoudre l'équation autrement compliquée d'une multitude supposée souveraine alors qu'elle se présentait elle-même comme un agrégat d'individus pourvus chacun d'inaliénables droits souverains. D'où les interprétations furieusement divergentes, au sein même des héritiers du camp révolutionnaire, de l'événement fondateur de la modernité politique occidentale.

Cependant, les interprétations antagonistes de la Révolution française ont masqué l'unité profonde de leur vision du monde : gauche et droite républicaine, révolutionnaires et réformistes, libéraux de toute nuance, ont partagé la foi en un sens de l'histoire et en la capacité de l'homme à le plier à sa volonté par l'action politique. C'est fini désormais. Le verdict de Gueniffey tombe comme un couperet : " [...] il est impossible de trouver rien de comparable aux grands systèmes qui permettaient jadis de donner une représentation ordonnée du monde et de son destin [...] dans les deux idéologies qui se disputent leurs dépouilles : le libéralisme et le communisme étaient fondés sur la même foi en l'avenir, l'islamisme et l'écologie - puisqu'il s'agit d'eux - sont des idéologies régressives et pour tout dire mortifères qui ne regardent pas vers l'avant, mais en arrière ".

C'est donc l'histoire tout entière, Révolution comprise, qui se délite en même temps que sombre la triade qui a fondé la démocratie : le citoyen, la nation, l'Etat. La perte de la foi en la politique a laissé la bride sur le cou à l'économie, qui a imposé sa propre triade : l'individu, le marché, le monde. Pourquoi dès lors s'intéresserait-on au passé si on ne croit plus avoir de prise sur l'avenir ? " A quoi sert l'histoire aujourd'hui ? " s'intitulait une enquête lancée récemment auprès de la corporation historienne. A quoi, en effet ? Ne sommes-nous pas, affirme Gueniffey, " fait sans précédent, les premiers êtres humains à ne plus éprouver le besoin de nous situer dans l'espace et le temps, en rattachant notre existence à quelque chose de plus vaste et de plus ancien que nous ? "

La prémonition de Debord

A cela s'ajoute " l'hétérogénéité croissante " des sociétés occidentales, laquelle rend aléatoire la reconstruction de la communauté nationale autour d'un passé partagé - autour du si décrié " roman national ". A l'heure où, dans certaines écoles de la République, l'histoire, voire la géographie nationale sont interdites d'enseignement, on a beau avoir d'excellents historiens, leur production n'intéresse plus grand monde. Il est loin le temps où des ouvrages savants - songeons au Louis XI, de Paul M. Kendall, ou au Montaillou, d'Emmanuel Le Roy Ladurie - accédaient au statut de best-seller. Impensable aujourd'hui. Gueniffey cite une phrase prémonitoire de Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle : " On croyait savoir que l'histoire était apparue, en Grèce, avec la démocratie. On peut vérifier qu'elle disparaît du monde avec elle. "

J'ignore si Patrice Gueniffey s'intéresse à la maison de l'Histoire de France ; en tout cas, son texte n'en souffle mot. Mais je conseille vivement à tous ceux qui y sont impliqués de le lire. Ils y puiseront peut-être des raisons pour persévérer. Et aussi, qui sait, des arguments pour revisiter, avec les outils et l'esprit d'aujourd'hui, un " roman national " dont il semble bien que la démocratie française ne puisse se passer.

© 2011 Marianne. Tous droits réservés.

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