jeudi 14 avril 2011

La clinique qui fabrique des bébés à volonté - Violaine de Montclos

Le Point, no. 2013 - Société, jeudi, 14 avril 2011, p. 66,67,68,69

Business. Toute l'Europe afflue vers Ivi, une clinique privée espagnole qui défie la stérilité.

Ils se tiennent par la main, tous les deux en tenue stérile, Barbara* allongée, gloussant d'un petit rire nerveux, Emmanuel debout, murmurant des mots tendres. En entrant dans la salle de transfert, elle a d'abord été submergée par les larmes. Mais à le voir se dandiner avec sa charlotte sur la tête, à se voir elle, jambes écartées et escadron de médecins tournant autour de son centre de gravité, c'est de rire qu'elle sanglote maintenant.« Tenez, monsieur. » Il sursaute. On lui a glissé dans la main une photo de leurs embryons. C'est la coutume, ici, pour aider à maîtriser le léger vertige : juste avant le transfert, on confie aux futurs parents un cliché des embryons que l'on a élus. Deux vagues sphères irrégulières photographiées en noir et blanc, que monsieur observe sans y croire et enfouit, hébété, dans la poche arrière de son jean.

Voilà, c'est pour maintenant. Les portes du laboratoire s'ouvrent, les précieux oeufs humains arrivent. Au mur, l'écran de l'échographie permet de suivre en grand la manipulation. Barbara détourne la tête, mais Emmanuel observe avidement le parcours délicat de la pipette, le long du vagin puis de l'utérus, et le dépôt rapide d'une minuscule masse blanche : deux embryons, peut-être deux enfants, qui ne ressembleront pas à la jolie blonde qui les portera. Barbara vient de bénéficier d'un transfert d'embryons conçus avec le sperme de son mari et l'ovule d'une donneuse. En sortant de la salle, se tenant le ventre à deux mains, riant toujours sur son brancard, elle que les médecins condamnaient il y a peu à la stérilité sait qu'elle a 70 % de chances d'être enceinte.

Ça, c'est le miracle Ivi - Instituto Valenciano de Infertilidad. Depuis sa création, il y a vingt ans, cette clinique privée espagnole a aidé à concevoir 50 000 enfants. Spécialisée dans le don d'ovocytes, elle affiche des taux de grossesse record et possède un stock de cellules sexuelles humaines à faire blêmir d'envie tous les directeurs de banques de gamètes de France.« Chez nous, neuf couples sur dix réalisent leur objectif : devenir parents », promet le site Internet. Alors, de toute cette Europe où la stérilité ne cesse d'augmenter, mais où les lois de bioéthique et les performances de l'aide médicale à la procréation varient d'un pays à l'autre, les patients infertiles affluent, aimantés par l'espoir. Chez Ivi, 30 % de la clientèle est étrangère. Avant Emmanuel et Barbara, un couple d'Allemands puis un couple d'Italiens sont sortis de la salle avec de semblables étoiles dans les yeux. Ils ont été reçus et soignés dans leur langue. En plus du suivi médical, on leur a indiqué des vols, conseillé des hôtels. Accueil grand luxe, personnalisé, qui éblouit les couples venus de France.« Dans notre propre pays, on avait l'impression d'être un numéro. Ici, on dirait plus un hôtel qu'une clinique », dit Barbara en montrant les verrières et le somptueux bois blond qui orne les couloirs.

Elle a 34 ans. Elle est raide amoureuse de son Emmanuel, rencontré il y a trois ans et épousé presque dans la foulée. Mais il y a quelques mois son désir d'être mère a été foudroyé par un couperet tombé beaucoup plus tôt qu'elle ne s'y attendait : préménopause, déjà. Plus d'ovocyte fécondable. Dans ce cas, à moins d'adopter, le seul recours possible est le don. La pratique est autorisée chez nous. Mais la pénurie française est telle qu'on annonce aux couples de trois à cinq ans d'attente. Et des taux de réussite, une fois le don obtenu, de l'ordre de 35 %.« Je savais que je n'allais pas tenir tout ce temps », dit-elle. Comme de nombreux médecins français incapables de répondre à la détresse de leurs patients, celui de Barbara envoie le couple en Espagne. Chez Ivi, tout va à toute allure. En quinze jours, une donneuse du type de la jeune femme est trouvée. La fécondation est faite. Et si la grossesse ne prend pas après ce premier transfert, il reste trois embryons que l'on pourra à nouveau tenter d'implanter. D'ici l'été, Barbara a la certitude, son médecin le lui a promis, qu'elle attendra un, peut-être deux bébés. Un prodige qui a un prix : 7 000 euros, sans compter les vols et l'hébergement. A nouveau 1 700 euros s'il faut recommencer. Dans la chambre où le couple se repose après le transfert, le portable d'Emmanuel sonne.« C'est sa mère qui appelle, sourit Barbara.Après notre mariage et l'achat de l'appartement, on n'avait plus de sous. Alors, le don, ce sont nos deux mamans qui l'ont financé. »

Droit à l'enfant. Etrange monde que le nôtre, où une majorité de l'humanité s'escrime à dompter son taux de natalité tandis qu'une minorité de gens riches, moins fertile qu'autrefois car procréant toujours plus tard, est prête à tout pour faire valoir son droit à l'enfant biologique. On songe à cela, malgré tout, en pénétrant dans les laboratoires d'Ivi, où est utilisé le dernier cri d'une technologie hors de prix : incubateurs, embryoscope permettant de suivre minute par minute le développement des centaines d'oeufs qui se développent ici. Valse de blouses stériles : on est lundi matin et une dizaine de biologistes besognent à plein régime. Les embryons et les gamètes ne craignent rien tant que la lumière, alors tout le monde travaille dans la pénombre. Et en musique, pour se détendre. Il faut des mois d'entraînement à blanc - sur des cellules animales - et une concentration infinie pour manipuler ces cellules humaines chargées de tellement d'espérance. Damien, les épaules tendues sur son microscope, est en train de réaliser une fécondation. Les étapes de la manipulation, visibles à l'écran, sont pour le néophyte un spectacle fascinant. D'abord, repérer, parmi les spermatozoïdes qui virevoltent autour de l'ovule, le plus beau, le plus fort, celui dont la tête, notamment, est la plus régulière. Ensuite, partir en chasse, avec la pipette, pour immobiliser l'élu. Le paralyser ensuite, d'un bref coup sur la queue, puis le saisir délicatement. Enfin, le porter à l'ovule, dont on perce la membrane pour déposer la cellule masculine avant de se retirer, vite, pour laisser la nature achever le travail.« Et voilà, une vie », résume le biologiste .

Pilar, à son côté, se livre aussi à une opération risquée. Le matin même, une toute jeune fille de 17 ans, atteinte de leucémie, est venue se faire ponctionner avant le traitement chimiothérapique qui va certainement la rendre stérile. Et ce sont ses ovules, seule chance qu'elle aura jamais d'être mère un jour, que Pilar vitrifie. La vitrification, sorte de congélation après déshydratation, est pratiquée depuis quatre ans en Espagne, mais est jusqu'à maintenant encore interdite en France. Or cette technique est la seule qui permette de conserver de façon fiable, comme on congèle le sperme, les ovules dans le temps.« Il y a une vraie perte de chances pour les Françaises, s'indigne le docteur Gallo, jeune gynécologue lilloise venue se former chez Ivi et bien décidée, conquise par les méthodes espagnoles, à continuer d'exercer là-bas.Pour les femmes atteintes d'un cancer, le seul recours sérieux, pour le moment, est d'aller en Espagne. Des cancérologues français m'appellent, mais on n'a pas toujours le temps d'organiser le voyage de la patiente avant le début du traitement. Le retard pris par la France, au détriment des femmes, est scandaleux. »

Derrière la mise en oeuvre de cette nouvelle technique, il y a aussi un combat purement sociétal.« Aujourd'hui, la principale cause de stérilité est l'âge avancé des femmes, qui attendent de plus en plus tard pour avoir un enfant, explique le docteur Gallo.La seule solution que l'on ait à offrir en France à ces femmes qui ont fait des études, commencé une carrière, formé un couple au milieu de la trentaine et s'aperçoivent qu'il est trop tard pour procréer, c'est un don d'ovocytes en pleine pénurie. Alors qu'ici l'autoconservation a déjà commencé. Les Espagnoles, contrairement à nous, ont conquis ce droit qui est à mon sens aussi important, dans l'histoire des femmes, que l'invention de la pilule. »

Chez Ivi, l'opération coûte 2 000 euros. Une somme que de plus en plus de trentenaires, voyant l'horloge biologique tourner et toujours pas de père potentiel à l'horizon, sont prêtes à débourser pour conserver leurs ovules et garantir leurs chances d'être mères plus tard. En Espagne, elles ont légalement jusqu'à 50 ans pour les utiliser. A deux, si elles ont trouvé un père. Ou bien seule, avec don de sperme.

« Don » rémunéré. Enfin, la vitrification a tout changé à la gestion du don. Si la plupart des fécondations se font sur des ovules frais - la donneuse de Barbara a été ponctionnée quelques jours avant le transfert -, le stock d'ovules vitrifiés permet de répondre, dans un délai très court, à toutes les demandes. Josep Romero, directeur du laboratoire, ouvre pour nous de larges cuves d'où s'échappent des vapeurs glacées. Il y a là un trésor, près de 8 000 ovocytes, de tous les types humains, qui attendent d'être fécondés. Aucun risque que la manne s'épuise. En Espagne, le don d'ovocytes est rémunéré 900 euros et, chez Ivi, on ponctionne à flux tendu. Mille cinq cents ponctions par an, qui ont lieu ici même, à la clinique, sauf que les donneuses entrent par une autre porte et suivent d'autres couloirs que les couples receveurs. Surtout, ne jamais se rencontrer. Le don est anonyme, et à observer les deux salles d'attente, l'âge et l'argent ont d'ailleurs déjà séparé depuis longtemps ces deux mondes. Aujourd'hui, la pétillante Yolanda, 19 ans, est là pour une échographie.« Je suis très contente que mes ovules servent, dit-elle en rejetant ses mèches brunes.Mais la première raison, c'est que je viens de casser ma voiture. Or j'en ai besoin pour aller travailler au garage où je suis employée, et je gagne 1 000 euros par mois. Alors, pour payer les réparations... » Elle ne cesse de regarder sa montre, inquiète, car elle prend là sur ses heures de travail. Pendant deux semaines, elle s'est piquée tous les jours pour stimuler ses fonctions ovariennes. L'intervention, douloureuse, se fera dans quelques jours sous anesthésie générale. Elle appréhende un peu, elle viendra avec son amoureux. Ce matin, c'est Simona qui y passe. Elle est déjà en tenue stérile et elle sait parfaitement à quoi s'attendre : à 25 ans, c'est la troisième fois qu'elle vend ses ovules à Ivi. Simona est caissière, maman célibataire d'une petite fille, sans travail ces temps-ci. Voilà, la porte s'ouvre, c'est son tour et elle n'a pas peur. Brancard, anesthésie, jambes écartées et, à l'écran, la vision éprouvante de ces ovaires énormes, artificiellement stimulés, que le médecin pompe à l'aide d'une aiguille. Juste avant de sombrer, se pressant un ventre qui lui faisait mal, Simona nous a assuré qu'elle trouvait de la joie et du sens à son geste. Mais si le don était gratuit, comme en France, non, pas sûr qu'elle supporterait tout ça. On l'observe, prise de malaise, sur cette table d'opération où elle est endormie en position gynécologique. Jeune femme sans doute peu chanceuse, que le manque d'argent contraint à monnayer sa fertilité. Et c'est à elle encore que l'on pense, l'après-midi même, en retrouvant Emmanuel et Barbara à l'aéroport de Valence. Ils rentrent en ignorant encore si les embryons se sont accrochés. Sur les donneuses, elle nous presse de questions. Mais lui ne veut rien savoir. Un rabbin lui a assuré que l'enfant qui naîtrait serait juif, comme lui et sa femme, parce que c'est le sang de Barbara qui transmet la judéité, pas ses gènes. Le contraire n'aurait rien changé, mais il en est quand même content, et puis, surtout, il n'a plus envie d'y penser. Il faut maintenant attendre, tâcher de tromper l'impatience. Enfin, ça y est : le 7 avril, la nouvelle est tombée. Fin décembre, Emmanuel et Barbara auront le plus beau cadeau de Noël de leur existence : un bébé. Merci, Ivi.


Très cher tourisme procréatif

Selon un rapport alarmant de l'Inspection générale des affaires sociales, le recours au don d'ovocytes hors de nos frontières a été multiplié par quinze en cinq ans. Lorsqu'il entre dans le cadre de la loi française - couple marié ou concubins depuis deux ans et femme âgée de moins de 43 ans -, le couple est remboursé par l'Assurance-maladie à hauteur de 1 600 euros. En 2010, le remboursement des dons d'ovocytes reçus dans des cliniques privées étrangères représentait pour le système de santé français un coût de 1,9 million d'euros.

Pénurie française

En France, le don d'ovocytes n'est pas indemnisé. En 2008, seules 265 ponctions de donneuses françaises ont eu lieu. Et 1 639 couples receveurs étaient en attente.


* Les prénoms ont été changés.

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