Selon l'Etat juif, la barrière de séparation avec la Cisjordanie est un impératif de sécurité. Or, chaque jour, pour travailler de l'autre côté de la frontière, des Palestiniens la franchissent clandestinement. Grâce à des failles. Et à des complicités.
La ligne d'arrivée est là-bas, au pied de la montagne, noyée dans le brouillard. Elle flotte au bout de la piste, comme une promesse de délivrance, si proche et si lointaine à la fois. Pour l'atteindre, il faudra dévaler la pente à l'arrière d'un pick-up, courir tête baissée sur 200 mètres, puis se faufiler entre le grillage et les barbelés. Il faudra prier, aussi. Pour que les soldats détournent les yeux au moment opportun. Ou pour qu'ils n'aient pas le temps de tirer. Assis à l'arrière du véhicule, Saëd, la vingtaine, a le visage blème, le regard rivé sur le pare-brise et les mains crispées sur un sac de couchage. "J'ai peur, mais c'est normal. C'est comme ça depuis que je suis né. Nous vivons dans un désastre permanent. Nous hurlons, mais personne n'écoute." Une demi-dizaine de shebab (jeunes) sans le sou sont entassés autour de lui. Tous sont décidés à passer de l'"autre côté", pour y glaner les quelques billets qui feront subsister leur famille. Un talkie-walkie grésille : depuis les hauteurs alentour, les guetteurs annoncent que la voie est libre. Aussitôt, l'engin s'ébranle sur le terrain cabossé et abrupt. Dans une demi-heure, si tout se passe bien, au prix de quelques bosses et de pas mal de frayeurs, les Palestiniens seront en Israël, prêts à se fondre dans les rangs des travailleurs de l'ombre.
Un sac de plastique bourré d'habits pour seul bagage
Bienvenue à Dahriyya, capitale de tous les trafics, embarcadère n° 1 des clandestins. Chaque samedi, des milliers de shebab affluent dans cette bourgade des confins de la Cisjordanie, accolée à la "ligne verte", la frontière officieuse avec l'Etat juif, marquée par une clôture électronique. Venus d'aussi loin que Naplouse ou Jénine, un sac de plastique bourré d'habits pour seul bagage, ils espèrent accomplir la traversée dans l'après-midi ou dans la nuit, afin de se présenter au boulot dès le dimanche matin, premier jour de la semaine en Israël. "Ça fait dix ans que c'est comme ça, raconte Ahmed, le serveur d'une cafétéria qui sert d'aire de repos avant le grand saut. Dahriyya est une plaque tournante pour tous les jeunes de Cisjordanie à la recherche d'un job." Dans la région, plus de 6 Palestiniens sur 10 ont moins de 25 ans.
Agglutinés sur un trottoir, les candidats au départ se réchauffent autour des grils à shawarmas dans l'attente du passage d'un pick-up. Ceux qui ne traversent pas le jour même dorment dans la mosquée, sous les arbres ou dans la salle de réception municipale, le diwan. Le lendemain, ils retentent leur chance : "Ils essaient une fois, deux fois, dix fois s'il le faut, explique Ahmed. Passer de l'autre côté, c'est leur obsession."
Saëd est originaire de Saïr, un village proche de Hébron, à 30 kilomètres plus au nord. Trapu, nerveux, il est sanglé dans un blouson de cuir noir qui ressemble à une carapace. Voilà deux ans qu'il travaille comme mécanicien à Rahat, une ville de Bédouins, dans le sud d'Israël, où il partage une chambre avec deux compagnons de galère. Il reste sur place trois semaines d'affilée, rentre deux jours chez ses parents et repart aussitôt. Une vie de labeur, tenaillée par la peur de la Magav, la police aux frontières israélienne, réputée pour la brutalité de ses agents. "Ils mènent des raids la nuit, nous attrapent et nous jettent dans une Jeep qui nous ramène en Cisjordanie. Certains d'entre nous se font tabasser. Mais on s'accroche. Et, le lendemain, on est de retour à Rahat."
L'idée de demander un permis de travail en Israël n'a jamais effleuré Saëd. Durant le processus de paix, dans les années 1990, ce sésame était distribué à 150 000 Palestiniens, dont les revenus faisaient vivre plus de 1 million d'habitants. Les attentats de la seconde Intifada et le recours grandissant à la main-d'oeuvre asiatique ont changé la donne. Aujourd'hui, le permis n'est délivré qu'aux hommes de plus de 35 ans, mariés, avec des enfants - soit 30 000 personnes. Dans ce domaine comme dans d'autres, un marché noir existe, alimenté par quelques employeurs avides de cash, en lien avec des fonctionnaires véreux de l'administration militaire. "Pour qu'un gars de mon âge obtienne un permis, il n'y a qu'une solution, explique Saëd. Il doit accepter de collaborer avec le Shin Bet, les services secrets israéliens."
Pourquoi, alors, ne pas chercher un emploi en Cisjordanie ? C'est tout simple : les Israéliens paient le double, voire le triple. Un mécanicien gagne 5 000 shekels (1 000 euros) par mois à Rahat, pour 2 000 shekels (400 euros) à Hébron, alors que le coût de la vie est similaire dans les deux villes. Beaucoup de shebab issus de villages reculés, dépourvus de diplômes et de wasta (piston), savent qu'ils n'ont aucune chance sur le marché du travail palestinien. Le calvaire qu'ils endurent oblige à relativiser la portée des statistiques de la Banque mondiale (9 % de croissance du PIB en 2010) et l'efficacité des réformes du Premier ministre palestinien, Salam Fayyad, favori des chancelleries occidentales. "Le développement économique de la Cisjordanie, c'est du flan, grommelle Abbas, ouvrier du bâtiment à Tel-Aviv. Il n'y a que l'élite et les ONG pour le croire. Au lieu de nous harceler avec ses taxes, Fayyad ferait mieux de nous reverser un peu de l'argent des donateurs étrangers."
Pour ceux qui tentent l'aventure, s'infiltrer en Israël n'est donc pas un choix. C'est un impératif. Ils seraient entre 10 000 et 30 000 Palestiniens à trimer illégalement sur les chantiers, dans les cuisines ou dans les jardins publics de leurs voisins. Une masse anxieuse, prête à tout, dont les passeurs profitent sans retenue. A raison de 100 shekels (20 euros) par passager et d'une dizaine d'allers-retours quotidiens, ils empochent en vingt-quatre heures autant que ce que les clandestins gagnent en un mois.
Une ouverture à coups de pince-monseigneur
Impossible de savoir combien de fois le sang a coulé sur les pistes. "Au début de l'été, les soldats ont tiré une rafale dans la carrosserie de ma voiture, raconte Nihad, un autre trafiquant. J'ai eu deux blessés légers à l'arrière." En dix-huit ans de métier, Raëd a dû changer 8 fois de véhicule. Certains ont rendu l'âme dans une course-poursuite avec les Jeep de l'armée. D'autres ont été confisqués et poussés dans un ravin par les militaires. Rachetés pour une bouchée de pain en Israël, où ils ne passeraient pas le contrôle technique, les pick-up sont également à la merci d'une inspection de la police palestinienne. "C'est le jeu du chat et de la souris, explique Raëd. Quand on est bloqué à un endroit, on essaie de passer par un autre. Les soldats font leur travail. Nous, c'est notre gagne-pain. Ils se lasseront toujours avant nous..."
Arrivé à 200 mètres de la barrière, le chauffeur coupe le contact. Une ouverture a été aménagée dans la clôture à coups de pince-monseigneur. Pas de danger d'être repéré : le tronçon de Dahriyya est dépourvu des senseurs électroniques qui détectent partout ailleurs le moindre contact avec la barrière ; l'administration israélienne chercherait à canaliser le flot des clandestins vers cette région qu'elle ne s'y prendrait pas autrement... A l'aide de son talkie-walkie, le passeur s'assure que son comparse bédouin est prêt à réceptionner leurs clients de l'autre côté de la clôture. Soudain, une Jeep kaki surgit. Le chauffeur braque à toute vitesse, comme pour faire demi-tour, puis il se ravise : les soldats ont déjà disparu, indifférents au manège des pick-up. "Ils savent bien ce qui se passe, mais ils ferment les yeux, affirme Malek, patron d'une petite entreprise du bâtiment. C'est dans l'intérêt d'Israël de laisser entrer des clandestins. Son économie a besoin d'eux et, d'un point de vue sécuritaire, le risque est nul, ou presque : la plupart des Bédouins, en face, sont des indics de la police. J'ai même vu des membres de la Magav participer au trafic pendant leurs jours de congés." Directrice de l'association israélienne Kav LaOved, Hannah Zohar résume la situation : "D'un côté, on appâte les travailleurs ; de l'autre, on leur fait peur. L'objectif est de les fragiliser pour les rendre plus faciles à exploiter."
Les passagers ont sauté dans le sable : Raëd, Abbas, ainsi qu'un groupe d'enfants âgés de 8 à 12 ans que leurs parents envoient mendier dans les rues de Rahat. Ils courent, s'engouffrent dans la trouée, ressortent de l'autre côté et disparaissent sous un pont où les attend une autre Jeep. Soulagés ? Même pas. "En fait, je préférerais qu'Israël ferme sa frontière pour de bon, confie Abbas. On ne serait plus tenté de traverser. On pourrait enfin se reposer !"
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