vendredi 8 avril 2011

L'artiste que Pékin veut réduire à néant - Brice Pedroletti

Le Monde - Dernière heure, vendredi, 8 avril 2011, p. 28

C'est la veille des congés de Qingming, la Fête des morts, que l'artiste Ai Weiwei a " disparu " : en partance pour Hongkong, il a été emmené à l'aéroport de Pékin par des officiers de l'immigration. Sa femme et ses équipes sont sans nouvelles de lui. L'avocat Liu Xiaoyuan n'en sait pas plus.

Malgré l'indignation qu'a suscitée à travers le monde l'arrestation supposée du pape de l'avant-garde chinoise, aucune information n'est encore venue la confirmer ni l'infirmer. Jusqu'à cet éditorial du Huangqiu Shibao, publié trois jours plus tard, le 6 avril au matin : Ai Weiwei est un " franc-tireur de la société chinoise ", qui " fait des choses que les autres n'osent pas faire ", " il s'est approché de la ligne rouge de la loi chinoise ", et " s'il continue comme ça, il va inévitablement franchir cette ligne un jour ", prévient l'article.

En 2009, Ai Weiwei avait commémoré Qingming à sa manière. Le jour du nettoyage des tombes fut consacré aux victimes du tremblement de terre du Sichuan, vieux de moins d'un an. Mais les parents des enfants morts sous les décombres de leurs écoles qui avaient été très mal bâties furent astreints à un deuil encadré, de crainte qu'ils ne manifestent. L'artiste avait lancé, en ligne, un journal d'enquête citoyen, pour rassembler les noms des écoliers morts. Sur son blog, chaque enfant identifié fut symbolisé par une bougie.

La quête de ces noms fut mouvementée : ses équipes de bénévoles furent souvent maltraitées, parfois brutalisées. Les noms étaient, leur dit-on, un secret d'Etat. De ce travail sur la responsabilité et la mémoire, dont les archives numériques ont probablement été confisquées par la police dimanche, quand celle-ci a saisi tout le matériel informatique de l'artiste, Ai Weiwei avait déjà tiré plusieurs performances artistiques marquantes. Ainsi, les internautes furent invités à prononcer à haute voix un nom de victime et à envoyer le fichier son à l'artiste, qui en fit un émouvant mémorial sonore, sur Internet, le jour d'anniversaire du séisme.

A Munich, quelques mois plus tard, il recouvrit toute la façade du Musée Haus der Kunst de sacs d'écoliers, détachant en idéogrammes chinois la phrase prononcée par une mère en pleurs : " Elle a vécu heureuse, en ce monde, pendant sept ans. "

Cette année-là, son blog, qui rassemble alors des dizaines de millions de pages vues, " disparaît " du monde virtuel, signe que le " franc-tireur " n'est plus très loin de la " ligne rouge ". Son nom est banni de la presse chinoise. La censure s'obstine et extirpe toute référence positive à l'artiste : quand, le 21 février 2011, le portail Sina organise un vote pour élire l'artiste de l'année 2010, Ai Weiwei arrive en tête... L'après-midi même, son portrait est effacé.

Cette négation de son travail et de son être, l'exil digital qui lui est imposé - il ouvrira un blog à l'étranger - sont lourds de sens pour un artiste dont l'oeuvre donne une si grande place à la mémoire et à l'Histoire. Dans les années 1990, Ai Weiwei s'est fait connaître par les meubles chinois anciens qu'il remembre, selon les techniques d'époque, dans des postures incongrues. Ces vases ou ces poutres antiques qu'il repeint ou pulvérise : un processus de destruction et de recréation qu'il veut respectueux de la cohérence de l'objet, par opposition aux destructions irrationnelles de la révolution culturelle.

" Sunflower Seeds ", l'exposition d'Ai Weiwei, qui dure jusqu'en mai à la Tate Modern à Londres, déroule devant le visiteur cent millions de graines de tournesol en porcelaine, ce dénominateur commun de la pauvreté, et ultime résidu de lien social, dans les pires moments de dénuement économique et humain de l'histoire chinoise, explique-t-il dans le précieux documentaire que la BBC lui a consacré. On peut voir aussi, chez ce metteur en scène de la démesure statistique, une réflexion sur l'individualité et la production de masse dans la Chine d'aujourd'hui. A moins de faire de ces fèves factices, peintes à la main par plus d'un millier d'ouvriers, les pathétiques fossiles de ces tournesols dont la propagande truffait les portraits de Mao, parce qu'ils se tournaient naturellement vers le soleil, comme le peuple vers le Grand Timonier.

Dépositaire des combats de son père, le poète Ai Qing, contre l'injustice, Ai Weiwei fut déjà le témoin d'une tentative d'anéantissement culturel : interdit d'écrire, Ai Qing doit du matin au soir, pendant cinq ans, nettoyer toutes les latrines d'un village du Xinjiang, où la famille a été exilée et vit dans un trou. Leur réhabilitation, comme si de rien n'était, à la mort de Mao, en 1976, remplit Ai Weiwei d'un étrange malaise. Il part pour New York, avec la ferme attention de ne plus remettre un pied en Chine, mais revient en 1993 au chevet d'Ai Qing, malade. Son engagement actuel est " un devoir, une mission, une évidence ", nous a-t-il expliqué, en juin 2009, lors d'une interview.

Malgré ses audaces, Ai Weiwei fit longtemps figure d'intouchable. En s'y attaquant, le dragon chinois prend un risque : mardi, sur le site de microblogs chinois Weibo, des centaines d'usagers remplaçaient leur photo par celle d'Ai Weiwei - avant d'être contrés par la police du Net. L'éditorial moralisateur du Huangqiu Shibao, vague et incohérent, intitulé " La loi ne doit pas céder devant les francs-tireurs ", a provoqué un tollé. Gare aux artistes, surtout à ceux qui ont de la mémoire...

Brice Pedroletti

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1 commentaires:

Anonyme a dit…

Je voudrais savoir la description (installation) avec les matériaux, les couleurs, le contexte de présentation, etc... de l’œuvre ''REMEMBERING'' de Ai Weiwei mais aussi quel est le message de l’œuvre par rapport à l'engagement ?
Merci d'avance à ceux qui sauront y répondent.