«La vraie question n'est pas de savoir si l'on assistera à un choc des civilisations, mais si la plus faible d'entre elles passera d'une phase de faiblesse à un effondrement total», selon l'historien Niall Ferguson dans son dernier ouvrage.
«La vraie question n'est pas de savoir si l'on assistera à un choc des civilisations, mais si la plus faible d'entre elles passera d'une phase de faiblesse à un effondrement total», selon l'historien Niall Ferguson dans son dernier ouvrage1. Cette perspective est d'autant plus intéressante que généralement cette fin subite est associée à une crise budgétaire ou une guerre, explique-t-il. Les deux sont souvent associées, à l'image de la chute d'un empire soviétique ruiné, deux ans après le retrait d'Afghanistan. Le propos contraste clairement avec les prévisions d'économistes qui nous promettent un passage de témoin très lent et progressif au cours des prochaines décennies entre les civilisations occidentale et asiatique.
L'historien montre qu'il n'y a pas de cycle de vie régulier des civilisations comportant une phase d'ascension, de règne puis de déclin. Une civilisation est «un système complexe qui tôt ou tard succombe à des dysfonctionnements soudains et catastrophiques plutôt qu'à des cycles», selon Niall Ferguson.
La crise de la dette publique européenne et la tardive prise de conscience des hauteurs exorbitantes des déficits américains rappellent d'autres épisodes similaires. Qu'il suffise de penser à la fin de la suprématie espagnole au XVIe siècle, lorsque les deux tiers des revenus de l'Etat devaient être alloués au financement de la dette. A la France d'avant 1789 lorsque les intérêts et amortissements de la dette représentaient 62% des revenus. A la chute de la Turquie ottomane au XIXe siècle lorsque le service de la dette mangeait 50% des revenus.
La prudence est donc de mise lorsque les économistes, journalistes et politiciens nous assurent que l'Etat (grec, espagnol, français, américain...) réussira son redressement à long terme, que la croissance remettra de l'ordre dans les comptes et qu'il n'y a nul besoin d'exiger des Etats qu'ils mettent enfin leurs prestations publiques en ligne avec leurs revenus. Au contraire, en cette période préélectorale, en France, en Suisse, aux Etats-Unis, on cherche à détourner l'attention. Comme si la dette ne traduisait pas un train de vie inadapté.
Niall Ferguson prévoit aussi que le XXIe siècle sera celui de la Chine. L'originalité de sa démarche est ailleurs. Dans les raisons du changement. Pour lui, la civilisation occidentale «n'est pas menacée par d'autres civilisations, mais par notre propre pusillanimité». L'Occident, replié sur lui-même, craintif, hyperprotecteur, tourne le dos à ses valeurs, incapable de reconnaître les raisons de son ascension, il y a cinq cents ans.
Car le virage s'est produit plus tôt qu'on ne le disait. La recherche récente a mis fin à la croyance d'une Chine qui en 1800 aurait eu un niveau de vie équivalent à celui de l'Europe. En 1600 déjà, le PIB britannique par habitant dépassait de 60% celui d'un Empire du Milieu nombriliste.
En 1500 la Chine affichait une avance confortable sur l'Europe. Les dix plus grandes villes du monde étaient toutes asiatiques. Technologiquement et économiquement, la Chine était en avance. Elle connaissait l'imprimerie depuis quatre siècles, l'horloge mécanique depuis 1086. Elle construisait des ponts suspendus et sa poudre n'accompagnait pas seulement ses feux d'artifice.
Sa flotte maritime était plus forte que toute autre. Mais après la mort de Yongle en 1424, la Chine s'est isolée. Les voyages sur les océans ont été bannis au moment où Vasco de Gama lançait la concurrence pour les épices et pour l'exploration maritime. Portugais, puis Espagnols, Français, Britanniques, tous y participèrent. Les guerres abondaient, mais les atouts de la concurrence ont été suffisants pour assurer l'ascension de la civilisation occidentale, selon l'historien.
Il y a 500 ans, la civilisation occidentale a vaincu la Chine grâce à l'extrême fragmentation de ses institutions politiques. «C'est parce qu'ils étaient divisés qu'ils ont régné», selon l'historien. Une concurrence politique non seulement entre Etats, mais de plus en plus au sein des pays, entre Londres et la Couronne d'Angleterre par exemple et naturellement entre les pouvoirs spirituels et politiques. C'est cette concurrence qui a facilité l'émergence et la propagation des innovations et de la science. Rien n'est donc plus faux aujourd'hui que de demander à l'Europe de tout harmoniser, centraliser et unifier pour être compétitif. La concurrence des idées et leur partage sont la source du progrès.
Sur l'échelle du prestige, la science occidentale s'est progressivement hissée vers des sommets. A l'enterrement de Newton en 1727, Voltaire s'étonna qu'un homme de science puisse être enterré à l'image d'un roi. Quel contraste avec les Ottomans, par exemple, qui à l'époque interdisaient l'observation de l'espace.
La première cause de réussite occidentale a été la concurrence. Pourtant aujourd'hui, la presse et la plupart des partis, en Suisse comme ailleurs en Europe, n'en finissent pas, au nom de la lutte contre le néolibéralisme, de tirer contre la concurrence, qu'elle soit fiscale, institutionnelle, ou autre. Le pouvoir de la concurrence est pourtant immense. Personne n'aurait pu prévoir en 1500 qu'en cinq siècles, le niveau de vie européen serait neuf fois supérieur à celui d'un Chinois. Longtemps, l'Etat avait pour mission de protéger l'individu contre les atteintes à sa liberté et à sa propriété. A la suite d'une vaste dérive, l'Etat protège même le consommateur contre les risques de consommation. Comme s'il s'agissait d'une menace. Comme si l'individu ne pouvait pas lui-même prendre les dispositions nécessaires, observe le philosophe Hardy Bouillon2.
Cinq autres causes de succès accompagnent la concurrence comme «killer app», selon Niall Ferguson, de la révolution scientifique, à la propriété privée, la médecine moderne, la société de consommation -?par ses exigences de nouveaux produits, meilleurs et moins chers - et l'éthique du travail. Cette simple énumération est en soi une lettre d'accusations à envoyer aux adversaires du progrès, aux accusateurs de l'industrie pharmaceutique, à ceux qui veulent redistribuer le travail et les revenus avant de les créer.
1. Civilization, The West and the Rest, Niall Ferguson, Allen Lane, 2011
2.Der Liberalismus-eine zeitlose Idee, Gerd Habermann und Marcel Studer, Olzog, 2011
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