Trente ans après sa création, le système créé par Muhammad Yunus semble victime de son succès
Entre l'éviction du prix Nobel de la paix Muhammad Yunus de la Grameen Bank qu'il a fondée, les arrestations de responsables d'établissements au Cameroun, les accusations d'usure et de manque de suivi des emprunteurs dont certains se sont suicidés et les scandales autour de l'introduction en Bourse de l'indien SKS, le secteur du microcrédit semble victime de son succès, près de trente ans après sa création. Explication.
Soutenir les exclus du crédit
Le microcrédit consiste à prêter des petites sommes à des personnes pauvres qui n'ont pas accès au crédit, les «exclus bancaires», pour qu'elles puissent développer leur propre activité économique. Les prêts accordés sont faibles, une centaine d'euros en général dans les pays en développement. Les taux d'intérêt sont élevés, 20 % en moyenne, bien supérieurs aux taux bancaires mais inférieurs à ceux pratiqués par certains usuriers. Ils s'expliquent par les nécessités administratives, que le crédit soit faible ou important.
Ce qui n'empêche pas des taux de remboursement records. À l'origine, le microcrédit s'adressait aux groupes de femmes, et se basait sur un principe de caution solidaire qui permettait une gestion collective du risque. À l'heure actuelle, le crédit privé se développe de plus en plus. Le résultat est spectaculaire. Au Bangladesh, au cours des deux dernières décennies, presque deux millions de ménages clients de la microfinance, soit environ dix millions de personnes, ont dépassé le seuil de pauvreté de 1,25 dollar par jour (0,85 €).
Limites et dérives
Plusieurs scandales ont touché le secteur, dont le plus important a eu lieu dans les campagnes indiennes, dans l'Andhra Pradesh, touchées par des vagues de suicides de paysans en surendettement. Ils avaient contracté des prêts auprès de SKS Microfinance, établissement lancé en 1997, qui a connu un doublement de son activité chaque année. Devenue la plus grande institution d'Inde avec 7,5 millions de clients, elle a été introduite en Bourse en 2010. Face au surendettement de ses clients, SKS «avait deux choix: rééchelonner les prêts ou pousser les agents de crédit à utiliser la force et des méthodes agressives pour forcer les gens à rembourser. Elle a choisi la deuxième», souligne Jean-Michel Servet, professeur d'études du développement à l'Institut international IHEID et auteur en 2006 de Banquiers aux pieds nus.
Pour ce docteur en économie, les dérives du microcrédit sont dues à deux effets. Un surendettement dû à un accroissement considérable de l'offre - «au Maroc, j'ai vu des villages perdus qui comptent six ou sept institutions de microfinance (IMF)» raconte-t-il: les clients sont incités à contracter d'autres prêts, ce qui crée des mini-bulles spéculatives. Un effet de saturation également, les IMF ayant surestimé la demande, avec une illusion du «tous entrepreneurs». Au final, de nombreux crédits contractés étaient en réalité des crédits à la consommation ou à la santé, difficilement remboursables.
Une rentabilité indispensable
Une institution de microfinance, à vocation sociale, doit-elle être rentable? La question ne mérite pas d'être posée pour Arnaud Ventura, cofondateur et vice-président de PlaNet Finance, qui gère 1200 emprunteurs dans 60 pays. «Il faut créer des institutions pérennes qui puissent travailler sur le long terme», martèle-t-il. Et l'entrée en Bourse des IMF ne pose donc pas de problème, tant qu'elles ne sont pas gouvernées à court terme et avec des seuls objectifs financiers. Pour Laurent Chéreau, de la Société internationale pour le développement et l'investissement (Sidi), investisseur solidaire, «si l'on prétend que la microfinance est un outil de développement comme un autre, il faut la subventionner pour qu'elle puisse atteindre en toute sérénité l'autonomie financière».
Du microcrédit à la microfinance
«Le microcrédit n'est intéressant que pour les micro-entrepreneurs. Or seulement 10 % des gens ont l'ADN et le courage pour se lancer. En réalité, le premier besoin, c'est l'épargne», rappelle Xavier Reille, responsable au Groupe consultatif d'assistance aux pauvres (CGAP), unité de la Banque mondiale chargée de la microfinance. Micro-épargne, micro-assurance santé ou récoltes... Les produits financiers solidaires autres que le crédit, qui forment la microfinance, existent. Mais dans certains pays, comme l'Inde ou la Chine, ils ne sont pas légion, et les acteurs du milieu poussent à leur développement.
Et pour pallier les dérives concomitantes à l'essor du microcrédit, des centrales de risques ont été créées, comme au Maroc, pour éviter la spirale du surendettement. «Ce qui permet de réduire de 30 % les prêts croisés», souligne Xavier Reille. L'heure est au qualitatif et à la création d'indices de performance sociale.
Adopté par les pays industrialisés
Dans les pays du Sud, le microcrédit finance l'économie informelle: échoppes de fruits familiales, atelier de récupération de métaux... Des activités qui échappent à la régulation et la protection de l'État et, surtout, déjà existantes. «En France, il s'agit de création de microentreprises. L'objectif est de les amener à réintégrer les circuits économiques classiques et à obtenir un prêt bancaire après deux ou trois ans», explique Emmanuel Landais,directeur général de l'Association pour le droit à l'initiative économique (Adie), le premier organisme français de microcrédit.
Les sommes prêtées ne se comptent plus en centaines d'euros mais en milliers. En moyenne, l'Adie délivre des prêts de 3 000 €. Et la notion d'accompagnement inhérente au microcrédit est bien plus présente dans les pays développés qu'au Sud. « On s'adresse plutôt à un entrepreneur déstructuré socialement, sans réseaux », souligne Xavier Reille, cadre au CGAP.
Un bel essor français
Depuis sa création, l'Adie, le principal opérateur de microcrédit français, a délivré 100 000 prêts (12 000 l'an dernier). « De plus en plus de personnes souhaitent se mettre à leur compte, d'autant que l'emploi salarié est moins accessible que par le passé. Et puis les banques rechignent à financer la création d'entreprises », affirme Emmanuel Landais, dont l'organisme délivre 40 % de ses prêts aux femmes alors que la création d'entreprises est statistiquement majoritairement masculine. Beaucoup parmi les bénéficiaires des prêts sont demandeurs d'emploi ou reçoivent le RSA. Un quart des personnes qui se tournent vers l'Adie sont illettrées ou savent à peine lire.
Leurs projets ? Des entreprises de service à la personne, dans le bâtiment ou des petits commerces. « La France est plutôt en avance en Europe. La création d'entreprises se démocratise et le microcrédit va être amené à se développer » poursuit Emmanuel Landais. Reste à surmonter les obstacles de la création d'une entreprise, malgré des simplifications récentes comme le statut d'autoentrepreneur, et des subventions variables, qui rendent incertain l'accompagnement sur le long terme.
© 2011 la Croix. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire