jeudi 7 avril 2011

OPINION - La gauche comprendra-t-elle un jour la mondialisation ? - Luc Ferry

Le Figaro, no. 20739 - Le Figaro, jeudi, 7 avril 2011, p. 15

J'ai beau faire, recourir à tous les artifices pédagogiques, je n'arrive pas à convaincre mes amis de gauche que la mondialisation est bel et bien une réalité contraignante, qu'elle ne se réduit pas à un prétexte dont se servirait la droite pour déréguler, « casser les services publics » et faire des misères au bon peuple. Rien n'y fait, le schéma qui leur sert encore de kit intellectuel est trop enkysté, trop bien huilé et surtout trop commode pour être délogé. En gros : les grands de ce monde, en tout cas les dirigeants de la droite occidentale, seraient animés par des convictions, pire, par des intérêts « ultralibéraux » qui les amèneraient chaque fois qu'ils en ont l'occasion à diminuer la part de l'État au « profit » (c'est bien le mot !) du grand capital. Qu'il s'agisse des retraites, de la RGPP (réforme générale des politiques publiques), du non-renouvellement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite dans l'Éducation nationale, ou de tout autre économie budgétaire qu'on voudra considérer, l'objectif serait toujours d'accélérer le grand mouvement de privatisation et de marchandisation du monde qui caractériserait désormais l'Occident libéral. Il faudrait donc « démondialiser » !

L'idée, pour incroyablement simpliste qu'elle soit, possède l'immense avantage d'offrir une grille de lecture systématique tout en facilitant la désignation de coupables : les banquiers, l'idéologie néolibérale, le « courtermisme », la course au profit, l'économie casino, bref toutes ces « horreurs économiques » que la droite servirait telle un laquais. Du coup, bénéfice secondaire non négligeable, on voit se profiler des solutions faciles et des lendemains qui chantent : il suffira d'annuler la réforme des retraites (à coup sûr inventée à droite par pure méchanceté !), de remettre les emplois jeunes et les postes de fonctionnaires supprimés par un goût du vice si notoire qu'il ne saurait provoquer qu'indignation, pour retrouver la voie bienheureuse du plein-emploi, de l'augmentation du pouvoir d'achat et de la diminution des inégalités. CQFD !

Qu'on ne pense pas que j'exagère ! Ce marxisme new-look continue bel et bien d'animer le fond du discours le plus populaire à gauche, celui qui irrigue tout autant le rapport du Parti socialiste sur l'égalité que les consternantes élucubrations de nos intellectuels les plus « radicaux » sur « l'hypothèse communiste », sans épargner un certain libelle sur l'indignation dont on nous dit qu'il fait un tabac dans les chaumières de la France profonde.

L'ennui, c'est que cette vision du monde est, au sens propre du terme, délirante. Loin de nous livrer la clef cachée de l'histoire contemporaine, elle relève d'une pure et simple forclusion du réel. Il suffit pour s'en convaincre de faire cette expérience mentale, pénible mais éclairante. Imaginons que nos leaders d'extrême gauche se retrouvent au pouvoir avec, à leur main, tous les leviers de commande. Supposons qu'ils installent à la tête des grandes entreprises françaises des conseils ouvriers. Admettons même, par hypothèse, que cette nouvelle démocratie autogestionnaire fonctionne à merveille (pure fiction qu'on acceptera pour les besoins de la démonstration) : la concurrence avec le Japon, l'Inde ou la Chine n'en serait pas pour autant affectée d'un millimètre. Elle resterait intacte, tout aussi dure avant qu'après. Les déficits publics aussi, car même en « faisant payer les riches », on voit mal par quel miracle le retour de la retraite à soixante ans, la titularisation des précaires ou l'augmentation de l'emploi public parviendraient à les diminuer !

L'État-providence pèserait donc toujours aussi lourd (en vérité encore bien plus) sur l'économie de sorte que nos entreprises se retrouveraient plus que jamais dans la situation du type à qui on demande de courir le cent mètres avec une paire de skis aux pieds ! Cela signifie-t-il qu'il faille casser les services publics, aggraver les inégalités, renoncer à lutter contre la pauvreté ? Évidemment non ! C'est tout l'inverse ! Jamais la question de l'égalité, comme celle de l'avenir des jeunes, n'a été aussi pressante. Mais d'évidence, face à des entreprises chinoises dont les coûts de production sont quinze à vingt fois inférieurs aux nôtres, la marge de manoeuvre de nos démocraties est infinitésimale. Hélas, il faudra peut-être bien que la gauche revienne au pouvoir pour en administrer la preuve aux malheureux qui, aveuglés par cette fausse boussole qu'est l'indignation, n'ont encore rien compris au film.

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