mardi 5 avril 2011

OPINION - Offrir à tous la culture - Alexis Lacroix et Joseph Macé-Scaron


Marianne, no. 728 - Dossier, samedi, 2 avril 2011, p. 142

Il faut sortir la culture du mauvais élitisme qui l'étouffe et la remettre à la portée de chacun. Contre ceux qui plaident pour le "moins d'Etat culturel", "Marianne" défend le "mieux d'Etat".

En 1988, la romancière russe Nina Berberova exprimait sa gratitude à l'égard de la France en saluant la qualité particulière de sa culture et de sa vie culturelle. Elle confirmait aussi le sentiment de dette de Romain Gary - "Je n'ai pas une goutte de sang français mais la France coule dans mes veines." Enigme de l'universalisme culturel hexagonal : longtemps, la France a été grande par sa culture, et parce que sa culture était grande pour tous. Le pays de Molière, de Descartes et d'Hugo, autrement dit, était une grande puissance culturelle, non seulement par son aptitude créative mais aussi par son savoir-faire inné pour diffuser et faire partager sa culture. Cette époque est-elle à jamais révolue, tenant désormais à la fois de la nostalgie vague et du "lieu de mémoire" cher à Pierre Nora ? Depuis une vingtaine d'années, le débat divise tous les observateurs et se réveille à date fixe. C'est l'académicien Marc Fumaroli qui, en 1992, a donné à la réponse pessimiste sa formulation irrécusable, dans l'Etat culturel (1). Depuis, maints déclinistes anglo-saxons ont repris son réquisitoire à l'encontre d'une culture française contemporaine prisonnière d'un élitisme artificiel et subventionné. Les plus marquants sont l'historien britannique d'extrême gauche Perry Anderson, dont le pamphlet sur l'abaissement de la vie artistique et intellectuelle française (2), sur l'entre-soi satisfait d'une certaine "bulle" culturelle, s'il a trouvé un accueil favorable auprès d'un intellectuel comme Régis Debray, a déchaîné l'ire de l'éditeur des Lieux de mémoire. Quant à la manifestation la plus récente de cette humeur crépusculaire, c'est l'éditorialiste américain de Time, Donald Morrison, un libéral bon teint, qui l'a articulée avec le plus de force - et un brin de démagogie - il y a un peu plus de trois ans, en n'hésitant pas à laisser afficher en une de son hebdomadaire une caricature du mime Marceau éploré (3).

Lien social

Fermez le ban ? Certainement pas ! Si les déclinologues culturels pointent de vraies difficultés, s'ils soulignent à raison l'étranglement d'une authentique culture populaire par la désinvolture d'élites dirigeantes actuelles, indifférentes aux ambitions d'André Malraux et grisées par leur suspicion suffisante et "beauf" à l'égard de toute forme de culture, il n'en reste pas moins que les "déclinologues" ont leurs a priori, à la fois antiétatistes et antikeynésiens : ils ne prônent pas seulement le moins d'Etat culturel possible, ils dénient toute légitimité véritable à l'organisation étatique de la vie de l'esprit. Ce n'est évidemment pas un présupposé partagé par Marianne : en matière culturelle, nous défendons non le "moins d'Etat", mais le "mieux d'Etat".

Le mieux d'Etat ? Cela signifie, d'abord, de remettre sur le métier le programme commun à Malraux et à Antoine Vitez. L'un et l'autre, dans les années 60, réclamaient non la fin de l'élitisme, mais un élitisme pour tous. Loin de dissoudre l'éminence des productions culturelles dans un relativisme à l'aune duquel "une paire de bottes vaut Shakespeare" (4), une politique culturelle, à leurs yeux, ne valait que pour rendre Molière ou Cervantès à tous les Français, pour leur permettre d'accéder sans distinction de classe et de fortune à ces oeuvres par une médiation appropriée. Mais voilà, toutes les balises d'une transmission républicaine ont été entre-temps englouties, faisant perdre de vue la perspective d'une démocratisation réelle de la culture. Et le récent rapport Lacloche exaltant le concept cher à Frédéric Mitterrand d'une "culture pour chacun" a épaissi la confusion. "Diriger résolument les efforts du ministère vers l'objectif d'une culture partagée, créant du lien social et non de l'intimidation" (sic) revient hélas à suggérer, comme l'a souligné Alain Finkielkraut, lors de nos Etats généraux du renouveau coorganisés avec Libération, que "le véritable obstacle à la politique de démocratisation culturelle serait la culture elle-même. De ce point de vue-là, le président de la République lui-même, en fustigeant la Princesse de Clèves, a maladroitement ouvert la voie à cette redéfinition de la culture comme une donnée purement subjective", ajoutait le philosophe.

Bataille du numérique

Une fausse route, donc, que celle proposée par ce rapport vite enterré, oublieux de ce qu'implique un souci républicain de la transmission.

L'urgence est la réinvention d'une authentique démocratisation culturelle. Celle-ci implique une série d'initiatives très concrètes. Plus que le mirage d'une "culture pour chacun" qui renforcera l'atomisation accélérée de la société, elle suppose une refondation de la politique de transmission de la culture. La sensibilisation artistique dès le plus jeune âge peut sembler accessoire : elle participe pourtant au cours le plus intérieur d'un projet ambitieux pour rompre la ghettoïsation culturelle de la société française, accélérée par les phénomènes de déclassement social, notamment dans les zones périurbaines (5). Transmettre et décloisonner la transmission, cela suppose sans doute non seulement d'abolir les murs qui séparent le ministère de la Culture et celui de l'Education nationale, mais de faire aussi tomber les cloisons étanches entre les principales institutions culturelles françaises. Pourquoi tous les échelons de l'administration culturelle et les secteurs du service public audiovisuel et radiophonique ne conjugueraient-ils pas plus souvent leurs talents et leurs énergies ? La fabrique d'une culture destinée à tous exclut l'esprit de chapelle et devrait conduire les acteurs à révolutionner les stratégies d'accès : les synergies entre institutions auraient vocation à abaisser sensiblement le coût des biens culturels, et notamment des places de spectacle.

La révolution de l'accès que nous appelons de nos voeux ne doit pas seulement améliorer la circulation culturelle au sein de la société française, mais "réarmer" notre pays dans la guerre culturelle planétaire qui s'amorce, comme l'a souligné récemment Olivier Poivre d'Arvor (6). La "numérique Amérique", si elle prend définitivement le contrôle de la "noosphère" grâce à tous les nouveaux outils qu'elle détient - de Google à Amazon, de iTunes à Twitter -, ne risque pas seulement de faire perdre à la France la bataille de l'accès et de la participation du public à l'édification du savoir : elle risque aussi d'éclipser définitivement les derniers feux de son universalisme culturel. Bruno Racine, le patron de la Bibliothèque nationale de France, l'a très bien compris aussi : contrairement à ce qui lui a été reproché, il n'a pas cédé à Google, il a tenté de frayer un chemin entre les écueils qui menacent la voix de la France. L'Etat devrait inscrire cette bataille de la numérisation parmi les grandes priorités nationales. Au prix d'un décloisonnement accru, plus nécessaire que jamais, des différents acteurs de la culture...

(1) De Fallois, 1992.

(2) Seuil, 2005.

(3) Cf. son entretien dans nos éditions du 9 octobre 2010.

(4) La Défaite de la pensée, d'Alain Finkielkraut, Gallimard, 1987.

(5) Le Déclassement, de Camille Peugny, Grasset, 2009.

(6) Bug made in France. Histoire d'une capitulation culturelle, Gallimard, 2011. (Lire notre édition du 15 janvier 2011.)


Ce que "Marianne" propose

1) Créer un ministère unique de la Culture et de l'Education nationale.

2) Obligation, pour toutes les chaînes de télévision, publiques et privées, de diffuser à des heures de grande écoute trois heures hebdomadaires d'émission culturelles et littéraires.

3) Obligation pour tous les critiques culturels de déclarer leurs collaborations lucratives (édition, maison de production, etc.).

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