Marianne, no. 728 - Dossier, samedi, 2 avril 2011, p. 99
Le philosophe et rédacteur en chef de la revue "le Débat" plaide pour une opposition plus productive à la politique de l'Elysée.
Marianne : Le sarkozysme s'épuise et l'antisarkozysme, doutant de lui-même, ne se porte pas très bien. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Marcel Gauchet : Cette situation tout à fait singulière montre que ces deux voies symétriques forment un système. L'antisarkozysme n'est que la réplique de l'hystérie médiatique, caractéristique du système Sarkozy. Pour ce dernier, dire dispense de faire tandis que l'antisarkozysme estime que l'indignation dispense d'imaginer des réformes alternatives. Effectivement, après trois années d'une joute aussi stérile, les combattants sont fatigués.
Selon Patrick Buisson, politologue et sarkozyste, le sarkozysme est un "empirisme sans tabou". Est-il alors pertinent de se définir par opposition à Nicolas Sarkozy, à l'imitation de l'anticommunisme ou de l'antifascisme ?
M.G. : Obnubilé par son adversaire, l'antisarkozysme cherche une introuvable cohérence dans l'opposition systématique à l'action de Nicolas Sarkozy et se perd dans les méandres improbables de ses discours. Or, précisément, le sarkozysme piège ses adversaires en les fixant sur l'instant, ce qui les empêche de penser et l'histoire et l'avenir. Aux postures du chef de l'Etat, les oppositions ont jusqu'à présent répliqué par la dénonciation, sans se donner le temps ni la peine d'imaginer ce qu'ils feraient du pouvoir s'ils en héritaient. Une attitude qui n'est guère plus féconde que celle des "anticapitalistes" incapables d'élaborer un système alternatif de production des richesses.
N'y a-t-il donc aucune singularité, chez Sarkozy, qui justifierait une opposition frontale ?
M.G. : Le sarkozysme étant un assemblage hétéroclite, celui qui voudrait s'opposer à tout finirait par s'opposer à lui-même. Néanmoins, par-delà ses métamorphoses, le président poursuit son projet initial, celui des élites françaises, qui consiste à banaliser la France pour rallier le modèle standard, c'est-à-dire, en dernier ressort, celui des Etats-Unis. Selon lui, la France étant engagée dans la compétition mondiale des entreprises et des économies, il n'existe qu'un seul projet raisonnable : la libérer de l'héritage républicain, son boulet, pour lui offrir une chance de devenir la meilleure élève de la classe OCDE. Hélas, ce projet est partagé par une large partie de la gauche aujourd'hui... antisarkozyste ! Quant à la méthode, Sarkozy agit comme le patron d'une multinationale : il fixe des objectifs, à charge pour ses subordonnés (du ministre au fonctionnaire le plus modeste) de fournir les chiffres (effectifs de fonctionnaires, taux de prélèvements obligatoires, quantité de voitures brûlées...) qui justifieront les communiqués triomphants. Or, ce n'est pas cela, la politique : l'intérêt général d'un peuple ne se résume pas à une agrégation d'indicateurs. S'opposer à Sarkozy nécessite, forcément, de souligner ses échecs, mais aussi de s'inscrire dans une perspective historique. Ainsi, plutôt que d'accuser Sarkozy de brader l'Education nationale, les antisarkozystes auraient dû s'entendre sur les causes profondes de ce naufrage et articuler leurs propres objectifs pour l'école. J'observe que, jusqu'à présent, les braillards qui hurlent à ses chausses ont fragilisé Sarkozy, mais ne l'ont pas délégitimé. Au contraire, il carbure à la contestation.
Le maoïste Alain Badiou, l'humaniste Stéphane Hessel et nous, "Marianne", alimenterions le sarkozysme ?
M.G. : Sarkozy vit des clivages qu'il suscite. En effet, par ses excès, il pousse ses opposants vers les extrêmes et maintient dans son orbite les Français qui, sans être tout à fait d'accord avec lui, apprécient son talent de mettre le doigt où ça fait mal. Si Sarkozy conserve une chance d'être réélu, c'est que la gauche n'a pas démontré qu'elle se situait dans la réalité. L'antisarkozysme utile, par exemple, c'est celui qui porte une réforme de la justice avant que le président ne profite d'un fait divers scabreux pour poser le problème à sa façon. A quoi bon souligner les échecs de Sarkozy si l'on n'ouvre pas d'autres voies ?
Sarkozy a le don de déprimer ses adversaires pour les désespérer. Votre lucidité vous pousse au pessimisme.
M.G. : L'impuissance de l'actuel président, prolongeant celle de ses prédécesseurs, fait effectivement douter du volontarisme politique. Chacun se tourne alors vers ses copains, sa famille, sa religion et se débrouille comme il peut. De ce point de vue, la France de Sarkozy vit une épreuve commune à tous les pays européens, l'euthanasie lente d'un vieux continent qui ne pourra plus être le rentier de l'histoire qu'il aspire tellement à être. Pourtant, si cette crise géopolitique continue à produire ses effets, un choc s'ensuivra, qui n'épargnera pas la France. Il nous réveillera peut-être.
Propos recueillis par Daniel Bernard
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