Trente-huit ans après sa sortie, "Le Camp des Saints" fait son retour dans les listes de best-sellers ! Ce roman-brûlot d'un provocateur impénitent raconte l'arrivée d'un million d'immigrants sur nos côtes. A l'heure où les exilés affluent vers Lampedusa, histoire d'un livre culte qui a fasciné Ronald Reagan et François Mitterrand.
Washington, tout début des années 1980. Le flamboyant patron du contre-espionnage français, le comte Alexandre de Marenches, rencontre son ami Ronald Reagan à la Maison-Blanche. Les deux hommes évoquent la guerre en Afghanistan. A la fin de la conversation, le comte tend au président des Etats-Unis un roman français (traduit en anglais) : "Vous devriez lire cela..." Quelques semaines plus tard, Reagan croise à nouveau Marenches et lui confie : "J'ai lu le livre que vous m'aviez donné. Il m'a terriblement impressionné..."
Bigre, quel est donc ce roman français capable d'"impressionner" le héraut du "monde libre" ? Il s'appelle "Le Camp des Saints". Signé Jean Raspail, il est sorti en 1973. Et, depuis, cette épopée, qui raconte le débarquement apocalyptique d'un million d'immigrants entre Nice et Saint-Tropez, est devenue une sorte de livre culte. Mieux, depuis quelques semaines, ce roman sulfureux prend des allures de phénomène : sa huitième (!) édition, parue début février 2011, s'est déjà écoulée à 20 000 exemplaires, portée, notamment, par une longue apparition dans l'émission de Frédéric Taddeï, Ce soir ou jamais. Il est vrai que les circonstances ont fourni des attachés de presse un peu particuliers à ce Camp des Saints : les milliers de pauvres Tunisiens accostant à Lampedusa sur leurs barques de fortune...
Royaliste et "ultraréactionnaire"
Bien calé dans un fauteuil en bois aux fausses allures de trône derrière le bureau de son appartement du XVIIe arrondissement, fume-cigarette à la main, Jean Raspail, 85 ans et une silhouette de jeune homme, savoure. "Je prends ma revanche, les événements confirment ce que j'avais imaginé", dit ce royaliste, qui se défend d'être "à l'extrême droite". "Ultraréactionnaire", consent l'ancien explorateur à la moustache de major des Indes, entre sa vieille mappemonde, ses maquettes de bateau et l'étrange trophée en forme de lampe du prix Gutenberg, remis, en 1987, par une Anne Sinclair un peu réticente... Lui qui, dans l'immédiat après-guerre, a connu Ushuaia du temps où cette ville n'était qu'un vague fortin et qui a planté sa tente au milieu des ruines du Machu Picchu s'est toujours passionné pour le destin des peuples menacés.
Le Camp des Saints raconte-t-il autre chose ? "Ce livre a jailli en moi, sans plan préconçu, alors que l'on m'avait prêté une villa plongeant sur la Méditerranée", se souvient Raspail. Nous sommes en 1972 - le Front national n'a aucune audience, et le débat sur l'immigration n'existe pas. L'éditeur Robert Laffont s'emballe pour le livre. Il en imprime 20 000 exemplaires d'entrée et écrit une lettre spéciale aux 350 libraires les plus importants de France. Il fait tout pour obtenir un "papier" dans Le Monde des livres. En vain. Mais une certaine droite intellectuelle, plutôt "dure" - Jean Cau, Louis Pauwels, Michel Déon... -, lance le roman, qui se vend à 15 000 exemplaires à sa sortie. Score honnête. On aurait pu en rester là. Mais, en 1975, petit frémissement. Le livre redémarre. Les images des boat people vietnamiens ? Le débat sur le regroupement familial lancé par Valéry Giscard d'Estaing ? "Le Camp des Saints est un livre qui a eu de la chance, analyse son auteur. Un bloc de lecteurs a lancé un formidable bouche-à-oreille. La comédienne Madeleine Robinson m'a dit l'avoir offert au moins cent fois !" On en arrive vite à 40 000 exemplaires vendus.
Le grand éditeur américain Charles Scribner le fait traduire en 1975. Succès. C'est ainsi, on l'a vu, qu'il atterrira entre les mains de Ronald Reagan. Un autre lecteur américain, et non des moindres, restera lui aussi marqué par ce roman : Samuel Huntington. Dans son célébrissime Choc des civilisations (Odile Jacob), le professeur de sciences politiques évoque le "roman incandescent" de Jean Raspail. Ces deux grands pessimistes se croiseront d'ailleurs à Paris, en 2004.
En France aussi, le livre poursuit son petit rythme de croisière - autour de 5 000 exemplaires par an. A telle enseigne, fait rarissime, qu'après être sorti deux fois en édition de poche (en 1981 et 1989), ce "long-seller" est ensuite réédité en grand format ! "Je suis un écrivain professionnel, justifie Raspail. Or, le poche ne rapporte rien. En grand format, je gagne un peu plus..." La dernière édition datait de 2002. Un an auparavant, le 20 février 2001, un bateau rempli de Kurdes était venu s'échouer très exactement à 50 mètres de la villa où fut écrit Le Camp des Saints. On s'attribuerait des dons de prophétie pour moins que ça... "Il y a un an, j'ai pensé que nous étions à un tournant de l'Histoire, dans la mesure où la population active et urbaine de la France pourrait être majoritairement extra-européenne en 2050, croit savoir Raspail. J'ai donc suggéré à Nicole Lattès, directrice générale de Laffont, de le rééditer avec une nouvelle préface." Mais, lorsque les services juridiques de la maison d'édition découvrent ce texte, intitulé "Big Other", leurs cheveux se dressent sur leur tête : "Impubliable, nous risquons des poursuites pour incitation à la haine raciale !" Raspail, lui, refuse de changer la moindre syllabe. Et appelle à la rescousse un ami avocat, Jacques Trémollet de Villers, pas exactement un gauchiste lui non plus - il a notamment défendu le milicien Paul Touvier. Mais bon plaideur : lors d'une "réunion de crise", longue de deux heures, aux éditions Robert Laffont, il parvient à retourner l'assemblée. On publiera, donc. Mais assorti d'un avant-propos du PDG de la maison, Leonello Brandolini, qui justifie la décision tout en prenant prudemment ses distances avec le fond du livre...
Des lettres aussi biende Malraux que de Sarkozy
Chose assez étrange, en effet, Le Camp des Saints a échappé jusqu'ici à toute poursuite judiciaire. L'adjonction de cette préface musclée pourrait agir comme un chiffon rouge. D'autant que Raspail, dans sa haine des lois "mémorielles" (Pleven, Gayssot...) n'a pu résister, à 85 ans, à une ultime provocation : indiquer lui-même, en annexe à la fin du roman, les passages susceptibles d'être poursuivis. Il en a compté 87...
"Si je suis attaqué, j'ai déjà préparé mon parachute", sourit l'octogénaire, en pointant le doigt sur un gros classeur noir qui ne quitte jamais son bureau. A l'intérieur, toutes les lettres de responsables politiques reçues depuis la sortie du Camp des Saints, en 1973. De Malraux à Sarkozy. Personne ne sait ce qu'elles contiennent. Le romancier se dit prêt à les produire dans le huis clos d'un tribunal. "Et on aura des surprises !" promet-il, gourmand, en une menace à peine voilée. Si certaines ne sont que de polis accusés de réception - Sarkozy, Chirac, Fillon... -, d'autres témoigneraient d'une lecture attentive (n'excluant pas pour autant la critique). Et de citer François Mitterrand, Robert Badinter ou Jean-Pierre Chevènement... Le livre peut choquer, en effet. Il est, d'ailleurs, un lecteur qui a "sursauté" en relisant Le Camp des Saints, en 2011. C'est Jean Raspail lui-même. Verdict du Tonton flingueur royaliste : "Je n'en renie pas une ligne. Mais, il faut avouer, c'est du brutal !"
Un roman raciste ?
Jérôme Dupuis"Il faut appeler Le Camp des Saints par son nom : un livre raciste." Voilà ce qu'écrivait Daniel Schneidermann, début mars, dans Libération. Malgré un souffle incontestable (et pas mal de longueurs), le roman de Jean Raspail joue avec un sujet explosif : un million de migrants issus du continent indien viennent s'échouer en bateau sur la Côte d'Azur. Effrayés par cette "racaille", les Français "blancs" fuient, laissant le champ libre à cette masse "puante", qui se livrait déjà à un "gigantesque enculage en couronne" [sic] sur les bateaux et profite de nos hôpitaux, écoles et supermarchés, non sans violer quelques "Blanches" au passage. Elites politiques, religieuses et médiatiques (dont un journaliste inspiré de Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, nommé Ben Souad, "d'origine nord-africaine" et à la "peau bistrée") ont démissionné. Seul un dernier carré de "Blancs" résiste. Et qu'ont-ils de plus pressé à faire avant de mourir ? Abolir la législation de 1972 sur la discrimination raciale... Par son lexique, sa brutalité et ses provocations, Le Camp des Saints est incontestablement un ouvrage d'extrême droite
© 2011 L'Express. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire