Le Monde - Analyses, vendredi 20 mai 2011, p. 23Time le désigne cette semaine comme " l'Etat le plus dangereux du monde ". Non sans raison. C'est un Etat nucléaire, hypermilitarisé, atteint de schizophrénie avancée à tendance paranoïaque.A bien y réfléchir, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'Oussama Ben Laden ait coulé des jours tranquilles à 100 kilomètres de la capitale de cet Etat-là. Rien d'étonnant à ce que le fondateur d'Al-Qaida y ait résidé des années durant à quelques mètres d'un bureau local des services de renseignements. Rien d'étonnant parce que ce pays-là, le Pakistan, est très, très malade.
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, il est l'allié des Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme. Mais il abrite, protège et entretient nombre de groupuscules terroristes sur son territoire. Il dépend très largement de l'aide américaine pour sa survie. Mais, par protégés afghans interposés, il fait la guerre aux forces américaines dans l'Afghanistan voisin.
Aux plus hauts échelons du pouvoir militaire, le Pakistan manifeste une complaisance coupable pour nombre de groupuscules islamistes. Mais il est lui-même la victime quotidienne d'attentats meurtriers. Il est quadrillé par des forces armées et des services secrets omniprésents. Mais il ignorait que Ben Laden était installé dans une imposante villa à une heure de route de la capitale, Islamabad...
De quoi souffre donc ce pays de 180 millions d'habitants, doté de l'arme atomique et qui se veut un modèle d'Etat musulman ? Réponse : il ne s'est jamais remis des conditions de sa naissance. Quand la Grande-Bretagne abandonne cette partie-là de son empire colonial, en 1947, elle accepte le principe d'une partition.
Les musulmans de l'Empire des Indes se regroupent dans ce qui deviendra le Pakistan. Mais entre les deux nouveaux Etats, l'Inde et le Pakistan, subsiste un gros différend territorial à propos du Cachemire (au nord-est du Pakistan). Et, dès 1948, ils se font la guerre pour le contrôle de cette région peuplée de musulmans.
L'ONU impose un cessez-le-feu et une ligne de démarcation qui coupe le Cachemire en deux. En vain. A deux reprises encore, en 1965 et en 1999, l'Inde et le Pakistan s'affrontent pour le Cachemire. C'est un stupide conflit territorial, façon début du siècle dernier. Mais voilà, les protagonistes sont des Etats jeunes, et l'un d'eux, le Pakistan, vit, se construit et se consume dans la perspective de la guerre avec son voisin de l'est.
Les militaires pakistanais voient l'Inde partout. Ils sont obsédés par l'idée d'encerclement : que l'Afghanistan, à l'ouest, passe sous l'influence de Delhi, et voilà le Pakistan pris en tenailles...
D'où cette ligne directrice, centrale, de la stratégie pakistanaise : avoir prise sur l'Afghanistan. S'assurer que le petit voisin occidental (moins de 30 millions d'habitants) soit aux mains d'un régime ami, et disposer ainsi d'une aire de repli stratégique dans la perspective d'une grande guerre avec l'Inde.
Analyste militaire, ancien général de l'armée pakistanaise, Talat Masood décrit - dans l'International Herald Tribune du 16 mai - l'élite militaire de son pays comme " obsédée par l'Inde en tant qu'ennemi ". Il évoque une politique pakistanaise qui n'a qu'un objet : l'Inde, l'Inde et encore l'Inde.
Il est probable que l'obsession de l'encerclement indien relève du fantasme. Si l'Inde augmente son budget de la défense, c'est pour ne pas être distancée par la Chine. Pas par crainte du Pakistan. Mais le fantasme de l'armée pakistanaise est bien utile. Il l'autorise à accaparer un quart du budget de l'Etat.
Et ledit fantasme explique aussi les talibans. Car c'est pour disposer de ce fameux levier sur l'Afghanistan qu'Islamabad a créé, arme, protège et héberge les talibans afghans. Basés dans les régions frontalières pachtounes communes aux deux pays, les talibans sont les agents du Pakistan en Afghanistan. Pas de règlement sans eux - donc sans Islamabad. Tant que le Pakistan n'aura pas la garantie d'un pouvoir qui lui soit favorable à Kaboul, il instrumentalisera les talibans.
Le général Masood le dit très bien : " Les Pakistanais sont déterminés à avoir leur mot à dire et à faire sentir leur influence en Afghanistan (...) grâce aux talibans afghans et à d'autres groupes tout aussi hostiles aux Etats-Unis. "
Mais Ben Laden, direz-vous ? Même réponse : à cause de l'obsession indienne, toujours. Al-Qaida et Ben Laden ont trouvé au Pakistan des réseaux de complicité. Pas par hasard. Pour lutter contre l'Inde et appuyer un mouvement de libération actif au Cachemire indien, peuplé de musulmans, l'armée et les services secrets pakistanais (l'ISI) ont patronné des groupuscules terroristes djihadistes.
L'un de leurs poulains, le Lashkar-e-Taïba, basé au Pakistan, passe pour être le responsable de l'assaut terroriste sur Bombay, qui fit 150 morts et plus de 300 blessés en novembre 2008.
Tolérés par l'ISI, talibans et groupes islamistes armés expliquent la logistique dont a pu bénéficier Ben Laden au Pakistan. Cité cette semaine dans le New York Times, le journaliste de télévision pakistanais Kamran Khan observait : " Nous sommes devenus la plus grande réserve terroriste du monde. "
Les Etats-Unis s'interrogent : doivent-ils continuer à aider un Etat qui - de l'affaire Ben Laden au soutien constant aux talibans - fait preuve de tant de duplicité à leur égard ? Depuis 2001, l'aide à Islamabad s'est élevée à 11 milliards de dollars (7,7 milliards d'euros). Il y a un groupe de pression antipakistanais au Congrès et dans la presse américaine.
Seulement voilà, cette sorte d'Etat failli à composante islamiste, doté de l'arme atomique, fait peur. Qu'il s'agisse d'opérer un retrait d'Afghanistan en 2014 ou, d'ici là, de favoriser une solution politique dans ce pays, les Etats-Unis ont besoin du Pakistan. Et, pour toutes ces raisons, continueront de coopérer avec " l'Etat le plus dangereux du monde ".
Alain Frachon
PHOTO - Activists of Pakistan's Islamic party Jamiat Ulema-e-Islam (JUI-F) shout anti-US slogans during a protest rally against the US Special forces operation in Abbottabad on May 13, 2011. Pakistan's Taliban on May 13 claimed their first major attack to avenge Osama bin Laden's death as 80 people were killed in a double suicide bombing on a paramilitary police training centre. Around 140 people were wounded, 40 of them fighting for their lives, in the deadliest attack this year in the nuclear-armed country, where the government is deep in crisis over the killing of the Al-Qaeda chief by US forces on May 2.
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