Les Echos, no. 20929 - L_enquête, mardi 10 mai 2011, p. 11
Finie l'époque de la devise cantonnée aux frontières nationales : le yuan s'internationalise. Un mouvement inéluctable, mais qui fait mettre à Pékin le doigt dans un engrenage lourd de conséquences pour l'économie chinoise.
Le scénario est immuable : à chaque édition du « dialogue stratégique » entre les Etats-Unis et la Chine, les mêmes griefs sont évoqués. L'actuelle visite à Washington du vice-Premier ministre chinois, Wang Qishan, n'échappe pas à la règle. Si Pékin en veut à Washington pour sa frilosité vis-à-vis de ses investissements outre-Atlantique, la classe politique américaine accuse, elle, la deuxième économie mondiale de maintenir un taux de change artificiellement sous-évalué, conférant à ses entreprises un avantage indu. Le yuan, une fois de plus, est sur le banc des accusés. Pourtant, si rien ne change réellement dans le discours, la monnaie chinoise, elle, est en train d'évoluer à grande vitesse. Non seulement le taux de change du renmimbi (désignation officielle de la monnaie chinoise, signifiant « monnaie du peuple ») s'est apprécié de plus de 5 % par rapport au dollar au cours des onze derniers mois, mais, surtout, Pékin ne cache plus sa volonté d'en faire une devise internationale. L'heure de la modestie est terminée : le petit yuan a décidé de devenir grand. Et le véritable challenge monétaire pour les Etats-Unis, à terme, pourrait bien être la remise en cause de la suprématie du « roi dollar ».
La petite monnaie qui monte
A Hong Kong, l'internationalisation du yuan est déjà très concrète. Désignée par les autorités chinoises comme territoire d'expérimentation monétaire, l'ancienne colonie britannique est en pleine effervescence depuis que Pékin permet à sa monnaie de s'y accumuler sur les dépôts bancaires (Hong Kong dispose en effet de sa propre monnaie, le dollar hong-kongais). C'est la ruée : à la fin mars, 451 milliards de yuans (48 milliards d'euros) étaient déjà stockés dans les banques de la ville, soit trois fois plus que six mois plus tôt ! D'après certaines estimations, ce chiffre pourrait encore doubler d'ici à la fin de l'année. Cette masse d'argent est notamment attirée par les nouvelles possibilités d'investissements en yuans à Hong Kong. Pékin y a en effet autorisé l'émission de dette libellée en monnaie chinoise. Les « dim sum bonds », comme on dénomme ces obligations en référence à la gastronomie de cette région, sont en plein boom. Depuis que ce marché a décollé l'année dernière, on estime autour de 80 milliards de renminbis (8,5 milliards d'euros) la quantité de dette émise. Des sociétés internationales comme McDonald's ou Caterpillar se sont laissé tenter par cette opportunité de se procurer des yuans, dans la perspective d'investissements sur le territoire chinois. Et pour cause : le coût de cet emprunt est faible, car les créanciers font le pari que le yuan est appelé à s'apprécier. Ils acceptent donc de prêter à des taux attractifs. Même l'Etat chinois en profite : d'après Darius Kowalczyk, économiste chez Crédit Agricole-CIB, « émettre à Hong Kong de la dette à cinq ans revient à Pékin environ quatre fois moins cher que de le faire sur le continent, et cela lui coûte même deux fois moins cher que ce que paie actuellement l'Etat américain pour emprunter à même échéance ».
Pour permettre à sa monnaie de sortir des frontières nationales, Pékin multiplie également les accords avec des partenaires commerciaux. L'idée étant de rendre possible le règlement de transactions commerciales en yuans, notamment vis-à-vis des pays émergents, déjà habitués à facturer leur commerce dans une devise qui n'est pas la leur. Amorcé en 2009, ce programme est lui aussi déjà un succès : 6 % du commerce extérieur chinois sont aujourd'hui libellés en yuans, sachant que ce sont surtout les importateurs qui ont recours à ce mécanisme. Non seulement cela les protège contre les fluctuations du taux de change, mais cela permet en outre de faire sortir des yuans du territoire. D'après HSBC, le renminbi est en passe de détrôner la livre sterling, pour devenir la troisième monnaie commerciale mondiale.
Pékin n'a plus le choix
Volonté de prestige ? Fierté nationale ? Incontestablement, la Chine veut capitaliser sur l'image qui est la sienne depuis qu'elle est sortie presque indemne d'une crise financière qui a mis à terre les économies développées. Mais, au-delà, tous les économistes s'accordent pour dire que Pékin n'a plus réellement le choix, compte tenu des effets pervers induits par le système actuel. En libellant l'essentiel de son commerce en dollars, Pékin a en effet vu les coffres de sa banque centrale se remplir de billets verts à un rythme « sans aucun précédent historique », remarquent les économistes de JP Morgan dans une note récente. Aujourd'hui, le « trésor de guerre » de la Chine dépasse les 3.000 milliards de dollars. Un chiffre tellement « gargantuesque » que sa gestion est devenue le « sujet central » pour l'économie chinoise, juge Glenn Maguire, chef économiste Asie de Société Générale. Le gouverneur de la Banque centrale, Zhou Xiaochuan, ne le nie pas : il a récemment admis que les réserves avaient atteint un niveau « au-delà du raisonnable ». Cela oblige en effet la banque centrale à une gymnastique coûteuse : à chaque dollar qui rentre dans ses caisses correspondent aujourd'hui environ 6,50 yuans supplémentaires en circulation en Chine. Car tout exportateur chinois qui vient d'être payé en dollars se retourne immanquablement vers son banquier pour convertir le fruit de son commerce en devise chinoise. Cette injection monétaire doit ensuite être « stérilisée » au moyen de l'emprunt, afin d'éviter qu'elle n'entraîne de l'inflation.
Mais, plus encore, se pose la question des actifs dans lesquels la banque centrale peut investir. Dans la catégorie des placements peu risqués, quel est le produit financier en dollars dont le marché est suffisamment vaste pour ne pas être trop perturbé par un acteur d'une telle ampleur ? A l'évidence, il n'y en a qu'un : celui des bons du Trésor américain. Pékin se retrouve donc avec le statut de créancier des Etats-Unis, et on estime autour de 1.600 milliards de dollars la valeur des obligations d'Etat américaines qu'il détient.
L'ennui est que, comme le note Hervé Liévore, stratégiste chez AXA IM, « le caractère sans risque des bons du Trésor américain est devenu plus relatif depuis la crise ». Ce qui apparaissait comme le placement sûr par excellence il y a quatre ans a aujourd'hui perdu une partie de son aura. A plus forte raison vu de Chine, puisque tendanciellement, le yuan s'apprécie face au dollar. Mécaniquement, cela se traduit par une dévalorisation, pour Pékin, de ses actifs libellés en monnaie américaine. Vendredi, le « China Daily » chiffrait à 271 milliards de dollars la perte encaissée par la banque centrale depuis 2003 pour cette seule raison.
Mettre un terme à cette relation symbiotique avec la monnaie américaine est donc devenu un impératif. Plutôt que de s'appesantir sur l'inévitable érosion de la valeur de ses réserves en dollars, Pékin fait le choix d'aller de l'avant. En rendant le yuan disponible à l'extérieur du territoire, la Chine met en place un système qui doit lui permettre, à l'avenir, d'amasser moins de monnaie américaine, via la facturation d'une partie croissante de ses échanges dans sa propre devise.
Le doigt dans l'engrenage
Mais, en ouvrant peu à peu son yuan à la navigation au grand large, Pékin met un doigt dans un engrenage dont nul ne sait vraiment où il mène... « Pas même les autorités chinoises », lâche un bon connaisseur des arcanes de la banque centrale. Explication : pour que sa monnaie soit accueillie à l'étranger, la Chine va immanquablement devoir y associer des possibilités d'investissement. A part les obligations de Hong Kong, où placer des yuans lorsqu'on n'est pas résident chinois ? Comme le note un économiste tenu à l'anonymat, « ce n'est pas pour rien si les trois quarts des yuans offshore sont situés à Hong Kong : ailleurs, ils n'intéressent pas grand monde ». On touche là au fait que le « compte de capital » est fermé, c'est-à-dire qu'il est quasiment impossible pour les investissements en portefeuille de passer la frontière chinoise, dans un sens comme dans l'autre. A quoi bon, pour un Français, détenir des yuans s'il est impossible de les investir, par exemple à la Bourse de Shanghai ? Que vaut une monnaie condamnée à rester sous forme fiduciaire ?
Pékin le sait et crée, peu à peu, des brèches dans ce système fermé. Le douzième plan quinquennal, qui couvre la période actuelle et se termine en 2015, fait de la libéralisation du compte de capital l'un de ses objectifs. Mais il se garde bien de fixer une échéance. Et pour cause : plus les yuans seront autorisés à entrer et sortir du pays, plus la Chine risque de s'arracher les cheveux devant des flux massifs de capitaux. A l'heure actuelle déjà, ceux-ci contournent les obstacles pour rentrer par tous les moyens sur le territoire. Ils alimentent notamment la hausse de l'immobilier, que Pékin ne parvient pas à enrayer. Dans un pays qui se débat contre l'inflation, cette « hot money » est devenue la bête noire des autorités. Au cours du premier trimestre 2011, on a relevé une hausse des réserves de change de 193 milliards de dollars. Certains économistes estiment que les entrées de capitaux spéculatifs en représentent plus de 140 milliards.
Or, si afflux de capitaux il y a, c'est en bonne partie pour une raison : la sous-évaluation du yuan, qui attire des spéculateurs alléchés par la perspective d'une appréciation considérée comme certaine. Il y a en effet aujourd'hui un consensus presque total sur le fait que la valeur du yuan devrait augmenter. Les économistes de JP Morgan ont fait la synthèse de toutes les enquêtes sur le sujet et parviennent à la conclusion que la valeur de marché de cette devise - qui correspond aux fondamentaux de l'économie chinoise -est estimée, en moyenne, supérieure de 19 % au cours actuel.
Au final, on voit mal comment la Chine pourrait faire de sa devise une monnaie d'échange internationale sans la rendre largement convertible et échangeable. Donc sans se doter d'un taux de change moins en décalage avec la réalité de son économie. La banque centrale le sait pertinemment. Mais, dans le système chinois, elle reste subordonnée au pouvoir politique. Or, comme le note Ken Peng, chez Citigroup, « il y a dans les instances dirigeantes de très puissantes forces de résistance à la hausse du renminbi ». Le ministère du Commerce, évidemment, qui redoute une hécatombe pour le secteur exportateur. Pour Ken Peng, la situation actuelle est pourtant malsaine, puisqu'elle constitue « une sorte de subvention déguisée qui diminue l'incitation pour la Chine à prendre ses distances avec un modèle économique basé sur l'exportation ». A ce stade, tranche-t-il, « la question n'est plus économique, elle est politique ».
Gabriel GRESILLON
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