Valeurs Actuelles, no. 3885 - Jeudi 12 mai 2011, p. 34
Le Kremlin va investir près de 500 milliards d'euros dans une réforme militaire sans précédent. Pour que le pays renoue avec la puissance.
Fusionnant faste impérial et anciennes traditions soviétiques, 20 000 soldats ont défilé à Moscou ce 9 mai pour commémorer la victoire de la Russie sur l'Allemagne en 1945. Une centaine de véhicules blindés et d'aéronefs ont été présentés, ainsi que des missiles balistiques à courte portée (Iskander-M) ou intercontinentaux (Topol). Des bombardiers stratégiques Tupolev160, des chasseurs Sukhoï et Mig ont survolé la place Rouge. La parade représentait, selon les mots du premier ministre, Vladimir Poutine, « une démonstration du potentiel croissant de la Russie en matière de défense ».
Dans son discours, le président Dmitri Medvedev a évoqué les situations conflictuelles dans le monde et surtout la grande réforme des armées annoncée fin février, dotée de 474 milliards d'euros sur dix ans. Medvedev a pris ce chantier à bras-le-corps après le conflit contre la Géorgie en août 2008.
C'est en effet à l'occasion de ce conflit - ici évoqué par le président à travers les voeux adressés aux régions séparatistes d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie - que la Russie fit le constat de l'état déplorable de son armée, affaiblie par des années de financements erratiques, de réformes inachevées, de corruption et d'abus en tout genre. Selon Nikolaï Makarov, le chef d'état major général, le pays doit aussi faire face à « une chute démographique obligeant à réviser le fonctionnement des forces ».
Soutenu par Medvedev et Poutine, Anatoli Serdioukov, le ministre de la Défense, est à la manoeuvre. Homme d'affaires efficace mais bourru, peu porté aux relations publiques, réputé indifférent à son avenir politique, il assume cette réforme de fond sans se soucier des mécontents. Le programme de modernisation prévoit la construction de 600 avions - chasseurs et bombardiers - , plus de 1 000 hélicoptères de combat ou de transport, 100 nouveaux bâtiments de guerre dont des sous-marins nucléaires. En revanche, les futurs porte-avions ne sont pas prévus avant 2050.
L'armée de terre recevra des transports de troupes, du matériel de protection radiologique, chimique et biologique, des armes «intelligentes». Des crédits généreux seront affectés aux nouvelles technologies, notamment pour rattraper le retard russe dans les systèmes de commandement, de contrôle et de communications. Le nombre de missiles et de charges nucléaires sera réduit d'un tiers d'ici à 2016 et 10 % du budget global de la réforme sera consacré au perfectionnement de la force de frappe.
Iouri Solomonov, constructeur en chef de l'Institut de technologie thermique de Moscou, est formel : « D'ici à 2012, l'armée sera dotée du missile balistiqueTopol-M. Les forces stratégiques toucheront les nouveaux missiles RS-24 Yars, sans équivalent dans le monde. La marine recevra huit sous-marins nucléaires stratégiques de type Iouri Dolgorouki, munis de 12 missiles Boulava et de 16 torpilles Tsakra (SS-N-15). » Ces Boulava, dont la production en série vient d'être lancée, sont capables de transporter dix ogives nucléaires à 8 000 kilomètres. L'armée russe sera ainsi adaptée « aux nouveaux enjeux mondiaux », promet le général Vladimir Popovkine, vice-ministre de la Défense. Au coeur de la doctrine militaire élaborée en 2011, la composante stratégique doit permettre « des frappes nucléaires préventives ».
L'annonce dimanche du démantèlement d'un groupe islamiste qui aurait préparé un attentat lors des commémorations à Astrakhan, ainsi que les combats au Daguestan, donnent un sens concret à cette politique et rappellent les défis de la nouvelle armée. Elle devra aussi tenir compte des «nouveaux risques» : la lutte pour les ressources énergétiques, l'élargissement de l'Otan jusqu'aux frontières de la Russie ou dans sa zone d'influence, la prolifération des armes de destruction massive, le terrorisme international. Cette doctrine engage aussi le pays dans la cyberguerre, apparemment déjà maîtrisée par les services russes. Pour sécuriser son approvisionnement énergétique, Moscou veut assurer une présence militaire sur un spectre large, de la mer Noire à l'Asie centrale et à l'Arctique, où le réchauffement climatique pourrait permettre l'extraction d'hydrocarbures. La Russie souhaite marquer son aire d'influence face à la Chine, au Japon, aux États-Unis et à l'Otan. Cela explique la multiplication des patrouilles russes dans l'espace aérien européen ou américain, les manoeuvres en Extrême-Orient, les croisières en Méditerranée...
Cette modernisation conduit à mettre plus de 200 000 officiers à la retraite d'ici trois ans (61 % du corps). Encore forte d'un million d'hommes, l'armée devrait être «dégraissée» à hauteur de 17 % de ses effectifs. Les unités seront réduites des trois quarts, l'armée de terre passant notamment de 1 890 unités à 172 ! « Le but est de disposer, sur le modèle européen, de forces plus compactes, mobiles, mieux équipées, mieux articulées et plus aptes aux opérations extérieures », insiste le ministre de la Défense, Serdioukov.
Medvedev veut redorer le blason de l'armée. Cela passe par la lutte contre la corruption et la dedovchtchina, ces humiliations infligées aux «bleus» qui entraînent trop de suicides. « Ces brimades sapent le moral et la confiance des appelés en leur hiérarchie, affaiblissent leur résilience et leurs capacités opérationnelles », regrette Serdioukov. Un système de veille permet déjà aux victimes de porter plainte. Nombre de cadres douteux ont été limogés, officiellement pour des questions d'âge, en réalité pour mauvais traitements, alcoolisme ou corruption. Récemment, des aviateurs avaient revendu les cellules de quatre Mig pour... 5 dollars ! Mais le président plaide aussi pour le retour de « l'éducation militaro-patriotique, indispensable à une grande nation ».
Des partenariats se mettent en place avec des pays étrangers. La France et la Russie ont signé fin janvier un accord prévoyant la fabrication de quatre navires de type Mistral, dont deux seront produits en Russie. Le contrat butte encore sur les transferts de technologie. Le dossier sera abordé en marge de la participation de Medvedev au sommet du G8 à Deauville, les 26 et 27 mai. La Russie négocie aussi l'achat du système Félin (Fantassin à équipements et liaisons intégrés) du français Sagem Défense Sécurité. L'italien Iveco fournira des véhicules blindés et l'Allemagne doit vendre desblindages légers. La Russie cherche aussi des partenariats sur les fusils de précision, les drones et l'aviation.
Anatoli Serdioukov se veut rassurant en parlant d'un ajustement : « Depuis 1999, la Russie rattrape les années de dépression postsoviétique, qui ont marqué un recul de sa puissance militaire. Suivant les objectifs fixés par le Kremlin dès le début des années 2000, elle est maintenant l'un des pivots de notre monde multipolaire. »
Bouclay Pierre-Alexandre; Zyma Tatiana
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