mercredi 11 mai 2011

Révolution de palais au royaume Michelin - Philippe Escande


Les Echos, no. 20930 - Compétences, mercredi 11 mai 2011, p. 13

La lente normalisation d'une entreprise hors normes

Révolution au pays des « bibs ». Pour la première fois en cent vingt-deux ans d'existence, un « roturier » devrait être intronisé vendredi prochain en assemblée générale, comme dauphin officiel du royaume Michelin. Jean-Dominique Sénart (PHOTO), actuel directeur financier, se verra décerner vendredi le titre de gérant commandité, c'est-à-dire responsable sur ses biens propres du passif de l'entreprise. Puis, dans un an ou deux, l'actuel patron, Michel Rollier, se retirera du gouvernement exécutif et lui laissera les clefs.

Fin de dynastie pour l'entreprise fondée en 1889 par les frères André et Edouard Michelin ? Quand on lui pose la question, Michel Rollier lève les yeux au ciel. « Michelin n'est pas une entreprise familiale. Le coeur de la gouvernance, c'est la commandite, pas la famille », dit-il.

Etrange pour une entreprise dont l'histoire se résume à un patronyme, deux prénoms et trois destins. Edouard, fondateur et monarque absolu, qui a façonné l'entreprise jusqu'au seuil des années 1930, puis installé un régent, son gendre, après la mort accidentelle de son fils. Il préparera la montée sur le trône de François, petit-fils d'Edouard. Comme son grand père, celui-ci régnera quarante ans, avant d'installer son propre fils, un autre Edouard, à sa place en 1999. Mais ce dernier disparaît à son tour tragiquement le 26 mai 2006 au large de l'île de Sein. Le cousin Michel Rollier prend alors les rênes d'un groupe marqué par son histoire. « Seigneur, bénissez papa, maman et tous mes parents. Faites-moi devenir bien grand et sage et bénissez la famille Michelin », récitaient avant guerre les petits enfants des écoles Michelin de Clermont-Ferrand (1). Ce n'est qu'à la fin des années 1960 qu'a été démantelé un système social composé de colonies, d'écoles, d'hôpitaux et de logements Michelin.

Le doute après la gloire

Ce système autocratique mais éclairé, social mais répressif, progressiste mais secret, connaîtra des moments de gloire, le démarrage de l'industrie automobile après la Première Guerre mondiale, l'invention du pneu à carcasse radiale après la Seconde Guerre et des moments de doute à la fin de chaque règne. La crise des années 1930 pour Edouard et le choc des matières premières et des émergents pour son petit-fils. Entre-temps, François Michelin aura hissé le groupe du septième au premier rang mondial, avec, en 1989, l'acquisition du géant américain Uniroyal-Goodrich.

Mais, au seuil des années 2000, l'empire que François vient de léguer à son fils vacille à nouveau. Déjà détrôné du leadership mondial par l'agressivité du japonais Bridgestone, le groupe assiste à la montée en puissance de nouveaux concurrents, principalement asiatiques, avec des prix défiant toute concurrence. Michelin se réveille en 2005 avec une part de marché passée en cinq ans de 20 % à 16,5 %, une dette qui représente 90 % des capitaux propres et une compétitivité qui menace de le sortir du marché.

Quand Jean-Dominique Sénart débarque cette année-là, il découvre une entreprise à la cohésion culturelle et au niveau technologique conformes à la légende, mais à la compétitivité en berne. Le culte du secret, porté au paroxysme par François, a fabriqué une entreprise cloisonnée entre des services aux sigles mystérieux et où toute communication était interdite. A Clermont, les pistes d'essais séparaient volontairement les bâtiments pour réduire les échanges. Le journaliste était interdit et le syndicaliste ennemi. C'est le temps du grand paradoxe, celui d'une entreprise repliée sur elle-même en interne et conquérante en externe. La balkanisation des procédés favorisait le gaspillage et l'émiettement des responsabilités empêchait le management d'avoir une vision globale des enjeux.

Un plan d'amélioration de la compétitivité est alors lancé dans trois directions. Tout d'abord la restructuration de l'outil industriel dans les pays matures. Dans ce métier très capitalistique, l'heure est aux grandes séries, comme ces usines coréennes à la capacité dix fois supérieures aux françaises. Six sites en Europe et aux Etats-Unis sont fermés, les autres agrandis et réorganisés. Ensuite, l'automatisation et la standardisation des procédés et machines. Et, enfin, l'instauration du Michelin Manufacturing Way pour détecter et résoudre les problèmes au niveau des opérateurs.

Le retour de la croissance

Au total, la productivité a gagné 30 % entre 2005 et 2010. Des actions ont été lancées dans tous les départements de l'entreprise, comme les achats, l'informatique, la recherche ou la logistique. Cet effort global est arrivé à point nommé, juste avant que la crise ne s'abatte avec une violence inouïe, avec des marchés en chute de 50 %. Le tout sur fond d'envolée du prix des matières premières.

Avec un outil revenu aux standards du marché, Michelin a pu retrouver de la capacité d'investissement, tout en réduisant le coût de ceux-ci. Une augmentation de capital de 1,2 milliard d'euros en fin d'année dernière a permis de réduire pratiquement de moitié l'endettement et donc de retrouver des marges de manoeuvre pour repartir en croissance. Avec au programme trois usines géantes, au Brésil, en Chine et en Inde.

A près de 1 milliard d'euros le coût d'investissement total de chacune, l'effort est considérable. Mais nécessaire compte tenu du taux de croissance du marché de près de 6 % par an, grâce aux pays émergents. Ils représentent 30 % du chiffre d'affaires de Michelin, ce sera 40 % dans cinq ans.

Michelin va aussi repartir sur le sentier des acquisitions. Objectif : acheter des marques complémentaires venant compléter son portefeuille déjà épais en la matière. Le groupe veut en effet combiner une marque mondiale premium, Michelin (75 % des ventes), avec des marques le plus souvent locales, de 20 % à 30 % moins chères et destinées à protéger la marque phare et à remplir le portefeuille de ses distributeurs.

Enfin, le dernier levier de reconquête est technologique. Avec un axe fort, l'environnement. Les pneus sont responsables de 20 % de la consommation d'une voiture. Réduire celle-ci est devenu la priorité des constructeurs. A chaque génération, le pneu consomme 20 % de moins...

Marque, technologie, organisation industrielle, on retrouve là les valeurs traditionnelles du Michelin « d'avant ». Manque peut-être ce supplément d'âme, celui d'une ville dont le coeur avait la forme d'un pneumatique et où ses habitants étaient Michelin « du berceau à la tombe ». Les monarques éclairés s'en sont allés. Place à une commandite « encadrée » et à des gouvernements plus éphémères. La normalisation sociale de Michelin est en marche depuis les années 1960. Elle se poursuit aujourd'hui sous des allures plus financières et internationales. D'autres groupes familiaux comme Peugeot sont passés par là. C'est aussi un signe de maturité.

(1) « La Saga Michelin », Pierre-Antoine Donnet, Le Seuil.


Les chiffres clefs Points forts Points faibles

Chiffre d'affaires (2010) : 17,9 milliards d'euros (+ 21 %) Activités : pneus tourisme (55 %), poids lourds (32 %), spécialités dont guides (13 %) Résultat net : 1 milliard Effectifs : 105.100 salariés-puissance de la marque-finances saines-culture d'innovation-succession bien organisée-sensible à la hausse des prix des matières premières-intensification de la concurrence.


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