mardi 7 juin 2011

ENQUÊTE - Ainsi disparaissent les écoles de campagne...


Marianne, no. 737 - Magazine, samedi 4 juin 2011, p. 66

Environ 1 500 classes fermeront cette année, en France, et 16 000 postes d'enseignants seront supprimés. Un vrai drame dans les zones rurales, où le désert scolaire avance à grands pas. Heureusement, parents d'élèves et élus se mobilisent pour préserver vaille que vaille l'école de la République.

Cette année, l'école a fermé. L'an dernier, c'était le bureau de Poste. Et encore avant, le cabinet médical. Aujourd'hui, il n'y a plus aucun service public dans le village." Stéphane Fiévez est amer. Malgré des mois de lutte, le porte-parole du collectif SOS Ecole rurale n'a pas réussi à sauver l'établissement scolaire de Long, petit bourg de la baie de Somme (80). Le bâtiment trône toujours au centre de la commune, mais un cadenas bloque le portail menant à la cour de récréation où les cages de foot prennent la poussière. "Avant, c'était un lieu vivant. Aujourd'hui, c'est un lieu mort, à l'image du village", se désole cet ancien Parisien venu s'installer à la campagne pour y trouver une meilleure "qualité de vie". La présence d'un lieu où scolariser ses enfants avait encouragé ce père de famille à s'établir ici plutôt qu'ailleurs : "Ce qu'on cherche quand on quitte la ville, c'est le service public de proximité." Mais maintenir une école, un bureau de poste ou un cabinet médical dans un patelin de 700 habitants, cela coûte cher. Accusés d'être responsables de la crise des finances publiques, ces établissements sont dans le collimateur des autorités, qui n'hésitent plus à les sacrifier sur l'autel de la rentabilité. On a beaucoup parlé des déserts médicaux, ces zones rurales où l'on ne trouve pas le moindre toubib dans un rayon de 30 km. Le même phénomène est en train de se produire avec l'éducation : à force de supprimer des postes, des classes et des écoles, on pourra bientôt parler de déserts scolaires.

Certes, les campagnes ne sont pas seules à subir les restrictions budgétaires. Les 16 000 suppressions de postes d'enseignants et les 1 500 fermetures de classes prévues par le ministère de l'Education nationale concernent toutes les académies. De Paris (école Brancion dans le XVe) à Besançon (Granvelle) en passant par La Courneuve (Charlie-Chaplin), partout en France les parents d'élèves se mobilisent. Mais c'est dans les zones rurales que les conséquences se font le plus douloureusement sentir. Car, dans une petite école, un prof en moins, une classe en moins, c'est souvent la moitié de l'établissement qui ferme ! Qui plus est, on demande aux petites communes rurales de payer la facture des plans de rigueur de la Rue de Grenelle. Plus assez d'enseignants pour assurer les remplacements à force de tailler dans les effectifs ? Qu'importe ! Les Emala, ces équipes mobiles académiques de liaison et d'animation, créées afin de pallier les manques des établissements trop petits pour supporter le coût d'achat de matériel spécifique, sont aujourd'hui réquisitionnées dans les centres-villes au lieu de sillonner les campagnes. Le sacrifice est d'autant plus injuste que les campagnes profitent beaucoup moins des effets positifs des réformes. Par exemple, que peut apporter l'assouplissement de la carte scolaire quand le "bon" collège est à plus de 80 km de distance ? Maire de L'Aigle, une petite localité de l'Orne (61), et président de la fédération départementale de l'Association des maires ruraux de France, Jean-Marc Vercruysse dénonce la mise en place d'une "école à deux vitesses" : "Celle de la ville, où les parents d'élèves ont le choix entre plusieurs établissements qui proposent différents projets pédagogiques. Et celle de la campagne, où ils n'ont pas d'autre choix que d'aller dans la seule qui est accessible."

Pourtant, c'est justement au nom de l'égalité entre les régions urbaines et rurales que l'on mure des écoles ! L'argument est avancé par Daniel Dubois, le sénateur centriste de la Somme, à l'initiative de la fermeture de l'établissement de Long, qui a obligé à intégrer ses 65 élèves à 10 km de là, au sein du regroupement pédagogique concentré (RPC) d'Ailly-le-Haut-Clocher. Les 13 petits établissements ruraux des bourgs alentour ont été vidés pour donner naissance à une superstructure accueillant plus de 300 enfants. L'élu est très fier de cette "école du XXIe siècle", dont toutes les classes sont équipées de tableaux numériques interactifs et d'ordinateurs portables dernier cri : "Les élèves des milieux ruraux ont le droit, comme les citadins, de profiter de la pédagogie numérique. Le RPC, c'est du service public ! Avec moins de proximité mais plus de qualité." Mais les habitants de Long sont bien moins enthousiastes.

Plus loin, plus long, plus cher

A les entendre, vivre à quelques mètres de l'école primaire avait bien des avantages. Pour les enfants, d'abord : "Aujourd'hui, ils commencent à 9 heures, mais le bus passe d'abord ici, à 8 heures, avant de faire le tour des villages. Résultat : nos enfants se font une heure de bus pour rien, peste Nathalie, auxiliaire de vie dans une maison de retraite. Luc Chatel, le ministre de l'Education, a dit qu'il voulait réduire l'amplitude horaire des élèves du primaire : il paraît que les petits Français ont les journées d'école les plus longues d'Europe. Mais, pour nos gamins, on fait le contraire, on leur rajoute une heure. Et pas une heure de cours, non : une heure de bus qui n'a aucun intérêt pédagogique." Samantha, infirmière libérale et mère de 7 enfants, regrette "le manque de contact avec les instits". Elle raconte : "L'autre jour, j'ai appris que mon fils avait participé à une bagarre grâce à des parents d'élèves que j'ai croisés par hasard au supermarché. La maîtresse ne m'avait même pas prévenue ! En même temps, c'est normal, je ne la vois jamais : je ne récupère plus mon fils à l'école, mais à l'arrêt de bus. Avant, je voyais l'instit tous les jours, c'était beaucoup plus rassurant." Une inquiétude partagée par Stéphane, le responsable du collectif : "Dans la cour de récré, il y a plus de 300 mômes : les instits ne peuvent pas tout surveiller. La semaine dernière, mon fils est rentré avec une blessure à l'arcade sourcilière et l'instit n'avait aucune idée de ce qui avait pu se passer. Si ça se trouve, il se fait tabasser à toutes les récrés et elle n'en sait rien !"

A cela s'ajoutent d'importants problèmes logistiques : pendant les périodes de neige, très fréquentes dans cette région, le bus ne peut pas toujours passer. Cette année, les vacances de Noël ont commencé quatre jours plus tôt parce que le bus ne pouvait pas venir les chercher. "Et si la neige avait bloqué la route deux semaines, comment on aurait fait ?", s'interroge Cathy, vendeuse dans un supermarché, qui a perdu quatre jours de travail, et donc de salaire, pour garder son fils. La fermeture de l'école a également fait grimper le prix du repas à la cantine, passé de 2,80 € à 3,70 € : une somme considérable quand on est payé au Smic. "En plus, avant, les jours où j'étais de repos, je pouvais faire manger ma fille à la maison et économiser sur le budget cantine. Maintenant, pour faire ça, je devrai faire 20 km aller-retour en voiture, ça me coûte plus cher en essence", calcule Céline, infirmière à l'hôpital d'Amiens, à près de 40 km de Long, et qui dépense déjà une grande partie de son salaire en carburant. Tant pis pour la proximité. Quant à la qualité, elle n'est pas non plus au rendez-vous. Compte tenu du nombre important d'élèves, le RPC ne propose pas d'étude surveillée, alors que ce service était assuré chaque fin d'après-midi à l'école de Long. Et l'on se serre aussi en classe : "En maternelle, ils sont 25 ! Comment une seule institutrice peut-elle suivre correctement 25 gamins de 4 ans ? A ce niveau-là, ce n'est plus de l'enseignement, c'est de la garderie", se désole Virginie, avocate au barreau d'Amiens qui a choisi de vivre à Long pour scolariser ses deux enfants dans une "structure à taille humaine".

Quand la révolte gronde...

Les parents d'élèves de Long ont perdu leur combat, mais d'autres familles reprennent le flambeau. Depuis qu'au mois d'avril les inspections d'académie ont fait paraître les listes des suppressions de postes dans chaque établissement, la révolte gronde dans les campagnes. Mais qui l'entend ? Même quand ils manifestent tous ensemble, les parents d'élèves d'une école rurale sont au mieux 30 ou 40. Trop peu pour créer l'événement en bloquant les rues de la capitale régionale. Du coup, il faut rivaliser d'imagination pour attirer l'attention des politiques et des médias locaux : pique-niques festifs avec dégustation de produits régionaux devant le rectorat, randonnées reliant les écoles de montagne, boucans d'enfer sous les fenêtres des élus... Dans le Doubs (25), bon nombre d'églises sonnent chaque soir le glas pour dénoncer la mort du service public de l'éducation. A Cernay-l'Eglise (25), les 255 villageois ont fait publier dans la presse locale un faux arrêté municipal exigeant que toute femme en âge de procréer fasse un enfant dans l'année pour augmenter les effectifs de l'école et la sauver de la fermeture. Et ce avec la complicité du maire.

La résistance s'organise

Car la désertification scolaire embarrasse autant les élus locaux que les habitants. D'un côté, l'Etat leur demande d'être plus compétitifs et d'attirer de nouvelles familles. Mais, de l'autre, il supprime les écoles, un élément au fort potentiel attractif. Ce qui révolte Elisabeth Greusard, conseillère municipale sans étiquette à La Chapelle-des-Bois, un village jurassien perché à 1 300 m d'altitude. En 2010, la bourgade de 286 âmes a été classée en zone de revitalisation rurale (ZRR). Les entrepreneurs, commerçants ou artisans choisissant de s'y installer pouvaient ainsi bénéficier d'exonérations fiscales importantes. Moins d'un an plus tard, le rectorat leur annonce qu'une classe sur les deux qui composent l'école sera supprimée. La moitié des 27 élèves sera envoyée à 20 km plus loin dans la vallée. "Pourquoi de jeunes couples décideraient de créer leur entreprise chez nous si leurs enfants ne peuvent pas y être scolarisés ?" se demande Elisabeth Greusard, sans cacher son irritation contre "l'absurdité de l'administration publique française". Au sein de l'Association des maires ruraux de France, la question fait cependant débat. Son président, Vanik Berberian, estime que la présence d'un établissement scolaire n'est pas déterminante dans le choix de résidence des nouveaux habitants : "En réalité, les néoruraux s'en foutent. Ce qui les préoccupe vraiment, c'est l'accès à l'Internet à haut débit."

Une réflexion qui fait éclater de rire Georges Murillon, maire du petit village de Borée et membre actif de l'Association. En 2001, il a pris la tête de ce hameau des montages ardéchoises. A cette époque, on recensait 120 Boréens, dont une grande majorité avait largement dépassé l'âge de la retraite. Menacé d'extinction pure et simple, Borée devait trouver un moyen d'attirer de nouveaux habitants. Une décennie plus tard, ils sont 170. La recette de l'édile ? La réouverture de la petite école, fermée depuis la fin des années 70. "J'ai organisé des réunions pour faire la pub du village et les gens qui venaient me posaient tous la même question : "Est-ce qu'il y a une école ?" J'ai compris que c'était indispensable." Commence alors une bataille épique entre l'élu local et le recteur. Avec trois mois d'école sauvage, où les cours ont été donnés par une enseignante boréenne à la retraite. Une pratique rigoureusement interdite par la loi. Pour sensibiliser l'opinion publique, le maire s'est même rendu à la police, a avoué son crime et a demandé à être placé en garde à vue... Sous la pression de Jack Lang, alors ministre de l'Education nationale du gouvernement Jospin, le rectorat a fini par céder et a créé un poste d'enseignant.

"Etre et avoir" au passé...

Il faut suivre sur des dizaines de kilomètres une route sinueuse pour accéder à Borée. Sublime en été quand le panorama se dévoile au rythme des virages en épingles à cheveux, elle est particulièrement dangereuse en hiver dès que le verglas la recouvre et qu'il faut éviter les congères. Quand elle n'est pas tout simplement bloquée par la neige ! C'est dire si l'école est indispensable au maintien d'un service public de l'éducation : sans elle, les petits Boréens seraient privés d'enseignement plusieurs mois de l'année. A moins de prendre chaque matin une route où le moindre coup de frein peut conduire dans un ravin et de devoir passer la nuit en ville parce qu'une tempête de neige la rend impraticable. Cela arrivait souvent avant la réouverture de l'école : certaines mères se souviennent des conversations téléphoniques avec leurs enfants de maternelle inopinément obligés de dormir loin de chez eux.

L'école vit néanmoins sous la menace permanente d'une fermeture. Que les effectifs passent sous la barre fatidique des 10 élèves, et c'en sera terminé. Pour la rentrée prochaine, c'est bon : 12 enfants sont d'ores et déjà inscrits. Au grand soulagement des parents. Autre motif de satisfaction : Laurie, l'institutrice de 24 ans, a décidé de rester l'année prochaine. Une bonne surprise car les jeunes lauréats du concours de professeur des écoles choisissent rarement ce village reculé pour affectation ! Laurie a grandi à Lyon. Une pure citadine dont la chemise cintrée et les ballerines vernies détonent avec la polaire, de rigueur ici. "Les premiers temps, se souvient-elle, j'ai pleuré tous les soirs. J'étais tellement seule ! Avant, j'allais au cinéma et dans les cafés avec mes copines. Ici, il n'y a rien de tout ça. L'hiver, quand le village est recouvert de neige et que la nuit tombe à 16 heures pile, j'ai souvent eu envie de tout plaquer !" Puis elle s'est mise à apprécier la vie de montagnarde et, surtout, "les conditions d'enseignement idéales" de la classe unique. Même si ce n'est pas de tout repos ! Douze enfants de 2 à 9 ans répartis sur 4 niveaux, cela demande un sens aigu de l'organisation. Quand elle chante une comptine avec les petits, c'est en chuchotant pour ne pas déranger les grands qui planchent sur une rédaction. Entre le cours d'histoire sur Vercingétorix des CM 1, les tables de multiplication des CE 2 et l'apprentissage de l'alphabet par les élèves de maternelle, Laurie court partout à travers la petite salle de classe. "Avoir 12 élèves de niveaux différents, c'est sportif, mais on est vraiment au coeur du métier d'enseignant : je peux les accompagner dans leur progrès individuellement." Elle peut ainsi s'adapter aux horaires de l'adorable Nino, que de lourds problèmes de santé conduisent régulièrement chez le médecin ou à l'hôpital. Mais aussi emmener les bons éléments le plus loin possible : avec la très sérieuse Amélia, qui est en CM 1, Laurie a déjà commencé le programme de CM 2. Près de dix ans après l'incroyable succès du documentaire Etre et avoir, la classe unique se conjugue aujourd'hui au passé. Si on tournait le film aujourd'hui, il devrait plutôt s'appeler Avoir été... Car l'Education nationale ne peut - ou ne veut -, plus s'offrir le "luxe" de payer le salaire d'un prof pour seulement 10 élèves. Ces cinq dernières années, rien qu'en Ardèche, 65 classes uniques ont déjà fermé. Un mouvement entamé bien avant l'émergence de la doctrine libérale sarkozyste. Dans les années 60, on recensait 19 000 classes à plusieurs niveaux. En 2010, il n'en restait plus que 5 000. Des milliers de parents, d'enseignants et d'élus se mobilisent aujourd'hui pour empêcher la fermeture d'établissements de campagne. Combien seront sauvés ? Les négociations se poursuivront localement cet été. Rendez-vous en septembre pour l'heure des comptes. A.T.

Encadré(s) :

LES GRANDES ÉCOLES, UN PRIVILÈGE DE CITADIN ?

"Un élève de terminale vivant en milieu rural a trois fois moins de chances de faire une classe préparatoire qu'un lycéen résidant en ville", s'indigne Patrick Cueille, professeur en prépa scientifique au lycée Gay-Lussac de Limoges (Haute-Vienne), la seule de la région. Alors, quand le ministère de l'Enseignement supérieur lui fait savoir que, pour cause de restrictions budgétaires, les effectifs de ses classes seront divisés par deux, il a vu rouge. Dans ses courriers à Valérie Pécresse, l'enseignant dénonce une "catastrophe pour la méritocratie et l'élitisme républicain" : "Vingt-sept pour cent de nos élèves sont boursiers et la grande majorité d'entre eux viennent des coins reculés de la campagne limousine", explique-t-il. Lui-même fils de paysan de Haute-Vienne, il connaît parfaitement la frontière de verre qui empêche les jeunes de milieu modeste de tenter leur chance dans une filière d'excellence. Chaque printemps, au moment où les élèves doivent faire leurs choix d'orientation, il entame sa tournée des lycées du coin : "Quand je leur dis qu'il y a 96 places, ils pensent tout de suite qu'ils ne sont pas assez bons. Les convaincre de croire en eux, c'est du boulot ! Alors, quand je vais leur annoncer qu'il n'y a que 48 places, ça va être encore plus difficile." Pour Patrick Cueille, une chose est sûre : les ruraux qui ne seront pas pris en prépa à Limoges ne tenteront pas leur chance ailleurs. Parce qu'ils n'oseront pas, d'abord. Mais tout simplement parce qu'ils n'en ont pas les moyens : "Un loyer à Bordeaux ou à Toulouse, sans parler de Paris, c'est inenvisageable pour des familles d'agriculteurs de la région."

Ici, pas moyen de décliner les dispositifs type Sciences-Po dont bénéficient les jeunes des zones urbaines sensibles : "On a bien essayé de faire pareil avec des grandes écoles d'ingénieur parisiennes, mais elles ont refusé, soupire-t-il. On est trop loin, à ce qu'il paraît." Pour le démographe Christophe Guilluy*, ce deux poids-deux mesures témoigne d'une "focalisation sur les questions de diversité ethnique au détriment de la diversité sociale". Il est pourtant urgent de mettre en place des leviers pour aider la jeunesse des campagnes à accéder aux grandes écoles. Car, comme le rappelle le chercheur, 30 % des jeunes vivent en milieu rural, alors que seuls 8 % d'entre eux résident dans une zone urbaine sensible !

* Dernier ouvrage paru : Fractures françaises, éditions François Bourin, octobre 2010.

Anna Topaloff

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