L'Express, no. 3127 - ÉCONOMIE GRÈCE, mercredi 8 juin 2011, p. 66-70
Le plan de sauvetage adopté il y a un an n'a rien réglé. L'économie continue de plonger, le chômage explose et l'Europe est contrainte de remettre la main à la poche. Première victime de la crise, la jeunesse est désormais dans la rue.
Des myriades de points vert fluo zigzaguent sur les murs du Parlement, tournoient comme un essaim d'abeilles autour des colonnes de marbre, s'immobilisent un instant sur les portes massives, qui demeurent inexorablement closes. Sur la place Syntagma (place de la Constitution), à Athènes, des centaines de jeunes tournent leurs pinceaux lumineux vers le bâtiment imposant, en un ballet dérisoire et désespéré. Comme s'ils voulaient, ne serait-ce qu'un instant, faire vaciller ce pouvoir qui les a oubliés. Sacrifiés sur l'autel de la rigueur, eux qui n'ont grappillé que des miettes de la prospérité passée. Voilà une semaine qu'ils se relaient ici par milliers, prenant exemple sur les "indignés" madrilènes de la Puerta del Sol.
Ils crient leur colère contre les nouvelles mesures d'austérité décidées par le gouvernement socialiste, aiguillonné par les représentants de la "troïka" (Union européenne, Fonds monétaire international, Banque centrale européenne), venus en Grèce réclamer plus d'efforts. Ils chantent, sifflent, agitent des drapeaux espagnols, tunisiens, égyptiens, français dans le ciel d'Athènes. Réclament le départ de la troïka. Exigent la démission du gouvernement. Appellent à la "greek revolution". A mesure que la nuit avance, les faisceaux lumineux s'agitent de plus en plus frénétiquement autour des hautes fenêtres du Parlement. Mais rien ne bouge derrière la rangée de policiers impavides.
Hélas, pauvre Grèce ! La descente aux enfers du pays semble ne pas avoir de fin. Il y a un an, les Européens, après avoir trop longtemps tergiversé, finissaient par adopter un plan d'aide à Athènes, surendettée et confrontée à la défiance de marchés échaudés par les tripatouillages statistiques des autorités locales. Un plan assorti de conditions drastiques, en grande partie imposées par l'Allemagne, lasse de "payer pour les cochons du Sud", suivant la rhétorique populiste en vigueur outre-Rhin. Au programme : privatisations, hausses d'impôts, coupes claires dans les budgets ministériels, les salaires des fonctionnaires et les retraites. Une potion amère, à boire cul sec.
"Cette crise a des aspects positifs, analyse Laurence Vamvadelis, une quadra grecque d'origine française qui dirige le magazine Réflexions d'Athènes. Elle nous met à nu et nous oblige à nous interroger sur nos travers : un Etat hypertrophié et clientéliste, le recours massif à la fraude fiscale, la consommation à crédit, à laquelle les Grecs se sont adonnés sans vergogne pendant des années." La purge, pourtant, n'a pas produit les effets escomptés. Le chômage a grimpé, passant de 9 % avant la crise à 16 % aujourd'hui. Le PIB, qui avait déjà reculé de 3 % en 2009, a chuté de 4,5 % en 2010. Et la dette représente désormais près de 150 % de la richesse nationale. Pour faire face à ses échéances de remboursement, le pays a dû demander une rallonge à l'Union européenne, que celle-ci lui a finalement accordée du bout des doigts, en échange de mesures d'austérité supplémentaires. Et après avoir à nouveau réprimandé l'élève récalcitrant. "Nous avons tous compris que nous devions faire des efforts, soupire l'économiste indépendant Dimitri Hatzantonis. Mais on ne transforme pas d'un coup de baguette magique une économie fondée sur le tourisme et la consommation en champion exportateur !"
Les coupes budgétaires et salariales ont rogné le pouvoir d'achat. La morosité ambiante, alimentée par les Unes catastrophistes des journaux, a poussé les habitants à limiter leurs dépenses. "Les gens restent chez eux plutôt que d'aller prendre un verre ou manger dehors, déplore George, un restaurateur installé dans le quartier de Monastiraki. J'ai trois fois moins de monde qu'avant la crise et, certains soirs, il n'y a tout simplement personne !" Marianna, une infirmière de 36 ans, licenciée il y a six mois à la suite de suppressions de postes à l'hôpital, s'est privée de ces extras depuis longtemps. Elle vit de petits boulots, non déclarés, de serveuse et de baby-sitter. "Avant, je gagnais plus de 1 000 euros par mois, témoigne cette mère célibataire. Maintenant, avec les allocations, je plafonne tout juste à 600 !" Tous les soirs, elle va sur la place Syntagma pour protester. "On nous dit que nous avons tous vécu au-dessus de nos moyens, s'énerve-t-elle, mais c'est faux. Les politiciens ont distribué les subsides de l'Europe à leurs amis, et les riches ont mis leur argent à Chypre pour ne pas payer d'impôt ! Nous, nous n'en avons pas vu la couleur !" Comme Marianna, beaucoup de Grecs ont subi de sévères pertes de salaires. Mais les prix, eux, n'ont guère bougé et demeurent à des niveaux proches de ceux affichés en France. Dans les quartiers chics, comme le très branché Kolonaki, le café est toujours facturé 4 euros, et le demi de bière, 6.
Le mode de vie a pourtant changé. Le style "nouveau riche", en vogue depuis les années 1990, a laissé place à davantage de sobriété. Réputés individualistes, les Grecs redécouvrent les vertus de la solidarité : les uns partagent leur appartement, d'autres renouent avec le troc : échange de biens (vêtements...), mais aussi de services (cours d'anglais contre séance de manucure). Les fakelaki, ces enveloppes qu'il faut tendre dès que l'on veut obtenir quelque chose (avec les fonctionnaires, les médecins, les plombiers...), circulent plus que jamais. Et la débrouille et le copinage sont rois. "L'autre jour, je suis allée au chevet d'une amie malade, qui devait se faire opérer, témoigne Laurence Vamvadelis. Le premier réflexe des gens de son entourage a été d'appeler tous ceux qu'ils connaissaient pour obtenir au plus vite le meilleur chirurgien !" Ainsi va la vie, à Athènes, au temps de la troïka...
Le sentiment d'être pris au piège d'un jeu qui les dépasse
Le fatalisme, peu à peu, laisse place au sentiment d'injustice et à la colère. "Les Grecs admettent qu'il fallait des changements, témoigne le politologue George Sefertzis, fin analyste de la société et de ses soubresauts. Mais tel Sisyphe, ils ont l'impression que leurs efforts ne seront jamais récompensés. Surtout, ils ont désormais le sentiment d'être pris au piège d'un jeu qui les dépasse." Du coup, les sarcasmes des pays du nord de l'Europe passent mal. Après les provocations de la presse allemande ("Vendez l'Acropole !"), les propos récents d'Angela Merkel ont suscité un nouveau tollé. "Il faudrait que, en Grèce, en Espagne ou au Portugal, on ne parte pas à la retraite plus tôt qu'en Allemagne, a sermonné la chancelière. Nous ne pouvons pas avoir une monnaie commune et [admettre] que certains aient trop de vacances et d'autres, trop peu..." Un peu vite dit, puisque, selon une étude de Natixis, les Grecs travaillent 2 119 heures par an, pour... 1 390 heures seulement pour les Allemands ! Beaucoup craignent que l'orgueil blessé des Grecs ne suscite des réactions nationalistes. Et certains, ici, parlent de plus en plus ouvertement de "diktat", et de "traité de Versailles à l'envers" au sujet du mémorandum paraphé par le gouvernement grec et la troïka. "A Syntagma, il y a de plus en plus de gens avec des drapeaux grecs, observe Laurence Vamvadelis. Les gens de gauche sont en bas en train de débattre, mais, en haut de la place, il y a une présence de plus en plus forte de la droite nationaliste."
Pour l'heure, l'ambiance, sur la place de la Constitution, demeure pourtant relativement bon enfant. "Tout a été fait pour exclure la violence du mouvement", explique l'un des organisateurs, Takis, un trentenaire un peu dégarni, attablé devant son ordinateur portable. Ce Web designer coordonne tout l'aspect multimédia de la manifestation, qui s'est organisée en grande partie via Facebook et Twitter. "Les plus de 60 ans nous disent que ce n'est pas la peine, qu'ils ont déjà fait la révolution en 1974 [NDLR : fin de la dictature des colonels], raconte de son côté Costas, 28 ans, regard charbonneux, bouc en pointe et tee-shirt noir. Quant aux quadras, ils ont profité du système de consommation à crédit, et n'ont pas eu le courage de contester le système." Mais la réalité, violente, efface ces interdits, tabous et inhibitions. Certes, ceux qui peuvent compter sur la solidarité familiale espèrent encore attendre au chaud que la crise passe. D'autres envisagent l'exil, perçu comme le seul moyen de ne pas vivre moins mal que leurs parents. Les autres, tous les autres, se regroupent chaque jour plus nombreux sur la place Syntagma.
Un an de crise
2010
2 mai Les ministres des Finances de la zone euro approuvent un plan d'aide à la Grèce de 110 milliards d'euros sur trois ans.
5 mai Grande manifestation à Athènes contre le plan d'austérité décidé par le gouvernement.
7 septembre Les ministres des Finances ajoutent de nouvelles mesures de surveillance pour contrôler la dette grecque.
2011
11 mars Athènes promet d'accélérer son programme de privatisations. En échange, la Grèce obtient l'allongement de la durée des prêts, ainsi que la baisse d'un point du taux auquel elle emprunte.
15 avril Le Premier ministre, Georges Papandréou, présente un nouveau plan de rigueur. Le pays dément des rumeurs selon lesquelles il envisage, en accord avec l'Union européenne et le FMI, de restructurer sa dette, qui dépasse désormais 150 % du PIB.
26 mai Début du mouvement des "indignés" grecs sur la place Syntagma, à Athènes.
3 juin Le principe d'une nouvelle aide à la Grèce de l'ordre de 60 milliards d'euros est acquis.
la zone euro sous pression
Krisis : le terme signifie "décision" , "jugement". Mais, si le mot est d'origine grecque, la crise a aussi sonné l'heure des comptes pour nombre d'autres pays européens en difficulté.
Irlande
En novembre 2010, le pays est contraint de requérir l'aide de l'Europe et du FMI, pour 85 milliards d'euros. L'Irlande doit encore trouver 3,4 milliards en 2012 et 14 milliards en 2013. Beaucoup s'attendent à ce que le pays, pour y parvenir, tende à nouveau la sébile.
Portugal
Début avril, le pays a fait appel en urgence à l'aide de l'Union européenne. Celle-ci a débloqué, en association avec le FMI, une aide de 78 milliards d'euros. Le 5 juin, le gouvernement socialiste de José Socrates a essuyé une sévère défaite aux élections législatives, face au Parti social-démocrate (centre droit).
Espagne
Minée par l'explosion de la bulle immobilière, l'Espagne est suivie avec inquiétude par les marchés. Le gouvernement Zapatero a essuyé une défaite cuisante aux élections régionales et municipales du 22 mai dernier. C'est aussi à Madrid qu'est né, le 15 mai dernier, le mouvement des "Indignados".
Italie
L'inquiétude monte sur la situation du pays, mis fin mai sous surveillance négative par Standard & Poor's. La péninsule est marquée par une dette très importante (119 %), une croissance faible et une balance commerciale en constante dégradation.
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