Les Echos, no. 20942 - L_enquête, vendredi 27 mai 2011, p. 10
De l'eau au Sud mais une capitale située dans les terres presque désertiques du Nord : pour ne pas mourir de soif, Pékin veut dérouter les eaux d'un affluent du fleuve Yangzi. Démesure ?
Un sol en béton brut, un mobilier en Formica minimaliste, poussiéreux et rongé par l'humidité, un vieux canapé dont ne subsiste plus que la structure en bois, et sur les murs trois ou quatre posters défraîchis aux motifs dépareillés : une starlette chinoise, deux bébés joufflus de publicité et la statuette en bois laqué d'une divinité aussi grasse qu'épanouie. Dehors, quelques effluves de fumier, une nuée de poussins suivant leur mère, un chien alangui sous le soleil, et des champs à perte de vue. Tel est le décor dans lequel vit la famille Wang, à une dizaine de kilomètres de la ville de Danjiangkou, en plein coeur de la Chine. Mais plus pour longtemps : d'ici novembre, les Wang vont devoir quitter leur village, et cette pièce dans laquelle quatre générations se sont succédé. Le gouvernement local est en train de leur construire un nouveau logement à quelques kilomètres de là. Promis, le confort y sera sans comparaison. Qu'en pensent les intéressés ? Madame Wang hésite. Son mari tranche : « Notre future maison aura deux étages, et nous y vivrons mieux. » M. Wang aurait-il témoigné du même enthousiasme à l'idée de quitter la terre de ses ancêtres, si deux fonctionnaires locaux n'avaient pas assisté à l'entretien ?
Comme 340.000 de leurs compatriotes, les Wang n'ont pas le choix. Victimes collatérales de la sécheresse chronique dont souffre le nord de la Chine, ils vont devoir déménager pour ne pas être immergés par l'immense lac artificiel que les autorités ont décidé de construire à 1.400 kilomètres au sud de la capitale afin d'alimenter le nord du pays en eau.
Un projet de Mao
Le projet ne date pas d'hier : dès 1952, Mao l'avait évoqué. Car la Chine du Nord vit, depuis toujours, avec très peu d'eau. Si les ressources par habitant s'élèvent officiellement à 25 % de la moyenne mondiale pour l'ensemble du pays, ce chiffre tombe à 9 % pour la partie septentrionale, et même à 3,5 % pour les villes de Tianjin et Pékin (300 mètres cubes par habitant) ! Et la situation ne fait qu'empirer avec le temps. Wang Jian, retraité après avoir participé à la création du premier bureau pour la protection des ressources en eau de Pékin, se souvient de l'époque où, dans la capitale, il fallait creuser en moyenne 10 mètres pour trouver le précieux liquide. « Aujourd'hui, on en est à 24 mètres », s'inquiète-t-il. Cette année s'annonce particulièrement critique : le Bureau de l'eau de Pékin vient d'annoncer que la ville dispose actuellement de 100 mètres cubes par habitant, soit dix fois moins que le seuil d'alerte international.
Trop pharaonique, le projet d'aller chercher l'eau du sud pour l'acheminer au nord n'a pas été mené à son terme dans les années 1950. Cela n'a pas empêché Pékin d'en bâtir les fondations, en construisant une grande retenue d'eau à Danjiangkou, dans la province du Hubei. Illustration de l'ambition démesurée du « grand bond en avant », les travaux, démarrés en 1958, ont été interrompus par la famine, et il fallut attendre 1973 pour que le barrage soit mis en service. Pour l'heure, il sert essentiellement à réguler le débit d'eau vers le sud.
Tout a changé en 2002, lorsque le pouvoir central a décidé de relancer son grand dessein, en validant trois tracés pour dérouter l'eau. A l'est de la Chine, le premier, déjà partiellement concrétisé, vise à élargir des canaux hérités de la dynastie des Yuan. Petit détail : non seulement il s'agit de faire parcourir plus de 1.000 kilomètres aux 14 milliards de mètres cubes prévus annuellement, mais il faut également leur faire gagner 40 mètres d'altitude, grâce à des pompes. Au final, l'eau circulera à double sens, en fonction des saisons. « Une première dans l'histoire de l'humanité », se réjouit Shen Fengsheng, qui dirige l'ensemble des opérations depuis Pékin.
Le deuxième tracé, tout à l'ouest, est encore dans les limbes tant il semble difficile à concrétiser -aller chercher l'eau à plus de 3.500 mètres d'altitude, sur le plateau du Tibet, puis l'acheminer dans des zones montagneuses relève encore de la gageure.
En revanche, le troisième, au centre du pays, avance à grands pas. Premier défi : rehausser la retenue d'eau de Danjiangkou. Au sommet de celle-ci, casque de chantier sur la tête, Zhang Xiaoting pointe, 14 mètres plus bas, la démarcation horizontale visible sur le béton. Et d'expliquer « la grande complexité qu'a représentée le fait de rehausser la digue, en partant d'un béton conçu dans les années 1960 pour y greffer un matériau récent et conforme aux exigences modernes de résistance ». Le plus dur est fait : la digue en question atteint les 176 mètres de haut nécessaires, il ne reste qu'à en étoffer les contreforts. Quand tout sera prêt, la surface de l'eau pourra remonter de 14 mètres pour faire atteindre au réservoir l'objectif de 34 milliards de mètres cubes. Le lac artificiel de Danjiangkou, par sa surface totale de 1.050 kilomètres carrés, talonnera alors de très près celui du barrage des Trois Gorges (1.090 kilomètres carrés).
Prouesses techniques
Coût des opérations ? « Un peu plus de 50 milliards de yuans », lâche Zhang Xiaoting (plus de 5,5 milliards d'euros). Pour rehausser une digue ? « Non, à 95 %, pour déplacer la population ». Les autorités annoncent avoir consacré l'équivalent de 5 milliards d'euros au relogement des 340.000 personnes vivant sur la zone de 300 kilomètres carrés qui s'apprête à être rayée de la carte. Elles ont manifestement mis les bouchées doubles pour ne pas être accusées d'indifférence envers le sort des déplacés. Le budget initial a presque doublé. Et pour ne brusquer personne, le planning des opérations a été nettement retardé : le projet devra être bouclé en 2014, soit quatre ans plus tard que ce qui était prévu à l'origine. Autant de précautions qui permettent à Feng Gongwen, en charge de la communication, d'affirmer avec le plus grand sérieux que « la plupart des gens sont très satisfaits » et même que « certains demandent à déménager alors qu'ils ne sont pas sur des zones concernées » !
Mais stocker l'eau ne suffit pas : encore faudra-t-il, ensuite, acheminer, chaque année, 9 milliards de mètres cubes vers le nord du pays -dont 1 milliard pour la capitale. Cela revient à créer de toutes pièces l'équivalent d'un fleuve comme la Seine au niveau de Paris. Autant dire que les milliards de yuans ne sont pas tout : il va également falloir réaliser des prouesses techniques. Surélever le cours d'eau artificiel afin de l'affranchir des méandres du relief, par exemple. Lui faire traverser des villes, ce qui implique d'utiliser des bétons « totalement nouveaux » afin de limiter au maximum le risque d'effondrement en cas de séisme majeur, explique Shen Fengsheng. Sans compter les multiples cours d'eau qu'il va falloir traverser. Le pire casse-tête, pour le responsable du projet, est la traversée du fleuve jaune. Les travaux en cours consistent d'abord à faire passer la largeur de ce dernier de 9 kilomètres à 3,5 kilomètres. Deux tunnels de 7 mètres de diamètre chacun sont en train d'être construits au dessous, respectivement à 25 et 50 mètres de profondeur. Il leur faudra résister aux pressions internes et externes, d'autant que le fleuve jaune, comme son nom l'indique, contient beaucoup de sable et de terre, et que son lit est, par conséquent, extrêmement changeant...
Démesure ? Mégalomanie ? Pour beaucoup d'observateurs extérieurs, Pékin va trop loin en redessinant à ce point sa carte hydrologique. Pourtant, lorsqu'on lui demande s'il a parfois peur des conséquences possibles de cette reconfiguration de la nature par l'homme, Shen Fengsheng rigole. « L'impact pour la nature sera négligeable », plaide-t-il avant d'avouer qu'en ingénieur de métier il a surtout en tête « des problèmes techniques à résoudre ».
Risques écologiques
Tout le monde n'a pas sa sérénité. Wang Jian, notamment, sait bien qu'il n'y a plus, désormais, d'alternative à ce projet : le plan d'urbanisme de Pékin à l'horizon 2020 repose sur la concrétisation de ce fleuve artificiel. Mais il s'interroge sur les risques écologiques. « Les écosystèmes sont extrêmement sensibles aux volumes d'eau », estime-t-il. Comment réagiront ceux du fleuve Yangzi, actuellement alimenté, entre autres, par une rivière qui, demain, sera presque asséchée lorsque l'essentiel de l'eau de Danjiangkou sera envoyée au nord ? Comment gérer les situations de sécheresse au sud ? Une question particulièrement brûlante alors que la Chine s'alarme actuellement du faible niveau d'eau dans ses fleuves (lire encadré). Et qui peut prédire que la baisse du Yangtsé à son embouchure ne fera pas rentrer les eaux salées de l'océan dans les terres, dévastant toute la zone côtière ? Surtout à l'heure où ce scénario est déjà évoqué par les détracteurs du barrage des Trois Gorges... Quid, enfin, de la solidité de ces édifices en cas de catastrophe majeure ? « Ca ne devrait pas être à la nature de s'adapter à l'homme, mais l'inverse », tranche Wang Jian. Le moins que l'on puisse dire est que son voeu, pour l'instant, n'est pas exaucé. Avec une population de presque 20 millions d'habitants aujourd'hui, soit six de plus qu'il y a dix ans, Pékin continue de croître au mépris de tout réalisme écologique.
A l'heure où les premières remises en cause officielles du barrage des Trois Gorges commencent à apparaître, la question se pose : combien de temps le consensus mettra-t-il à s'effriter autour du projet de déviation de l'eau du sud vers le nord ? Au-delà des risques écologiques et technologiques, le principe même de déposséder le sud d'une partie de ses ressources en eau ne risque-t-il pas d'essuyer les critiques ? Quant au coût global des travaux, il mérite sans doute débat. Le budget affiché pour l'ensemble des opérations est de 75 milliards de dollars. Pour mémoire, le barrage des Trois Gorges avait coûté trois fois moins.
GABRIEL GRESILLON, ENVOYÉ SPÉCIAL À DANJIANGKOU
La pire sécheresse depuis cinquante ans...
Peut-on réellement solliciter le Yangzi pour approvisionner le nord de la Chine en eau ? Au vu de la situation actuelle, on peut en douter. Pas un jour ne se passe sans que les journaux chinois ne décrivent la sécheresse qui sévit dans les provinces traversées par le fleuve et qui, d'après les derniers chiffres officiels, serait la pire depuis cinquante ans. La pluviométrie a été inférieure de 40 % à sa moyenne historique au cours des quatre premiers mois de l'année. Dans la seule province du Hubei, on évoque le chiffre de 400.000 personnes privées d'eau potable. La navigation fluviale est fortement affectée, certains bateaux ayant trop de tirant d'eau pour circuler. La production hydroélectrique s'en ressent, au moment où les centrales à charbon traversent également une crise, ce combustible étant devenu trop cher par rapport aux prix administrés de l'électricité. Les pénuries de courant se multiplient, et on craint désormais un manque de 30.000 mégawatts au plus fort de l'été.
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