Le Point, no. 2022 - Société, jeudi 16 juin 2011, p. 66
Examen de conscience
Déjà mort au moment où vous lisez ces lignes... Tout ça pour ça ? Ces milliers d'articles scientifiques passés au peigne fin, ces recherches épluchées, ces résultats croisés, soupesés, ce programme de lutte anticancer soigneusement mis au point, mis à jour, assorti de force recommandations et mises en garde... Tout ça pour se retrouver encore une fois avec une grosse boule dans le cerveau, encore une fois sur le billard, entre les mains des neurochirurgiens et des cancérologues ? Cher lecteur, je sens votre foi dans les framboises et les brocolis vaciller. (...) Les méthodes que je défends dans « Anticancer » sont-elles toujours valides à mes yeux, ou bien dois-je reconnaître qu'elles n'offrent pas de protection contre les rechutes ? Ma réponse est bien sûr : « Anticancer » n'a rien perdu de sa validité.
La terreur
L'autre nuit, j'étais dans mon lit, allongé sur le côté gauche, c'est-àdire le côté qui est actuellement handicapé par la progression du cancer. Je voulais me retourner et je ne le pouvais pas. Je sentais une sorte d'engourdissement qui s'emparait de mon corps. Tout à coup, j'ai eu peur que cet engourdissement progresse, qu'il attaque mes muscles thoraciques et finisse par bloquer ma respiration. Je me suis dit : si je ne peux plus respirer, je vais mourir. Je vais mourir là, maintenant, cette nuit, comme ça, sans que personne ne soit là, ni ne sache ce qui est en train de se pas- ser. Et j'ai eu très peur. Et puis, as- sez rapidement, je me suis dit qu'après tout cet engourdissement n'était pas du tout inconfortable. Comparé aux douleurs assez vio- lentes que j'avais subies les jours précédents, c'était une sensation douce, enveloppante, progressive, comme quand on est dehors et qu'il fait très froid. Si je devais mourir de cette façon plutôt que dans un an après avoir traversé des épreuves infernales, ce n'était pas plus mal au fond. Cette pensée m'a tellement apaisé que je me suis rendormi. Au réveil le lendemain matin, je respirais bien sûr... Et, surtout, j'avais appris que je pouvais vivre ces instants à l'abri de la terreur.
Garder sa dignité
On devient dépendant pour des choses aussi bêtes que de mettre un slip. On est souvent exposé dans son intimité. Là aussi, il faut savoir dire des choses très simples : « J'espère que ça ne te gêne pas trop si je fais ceci ou cela ? » (...) pour la personne qui est à poil, rien n'est mécanique, et elle re- doute par-dessus tout d'être traitée comme un bébé ou un animal. (...) Personne n'est habitué à donner une douche à un adulte, ou l'aider à aller aux toilettes, même s'il s'agit d'un mari, d'un frère ou d'une mère...
Bouffeur d'espoir
Quand on n'a pas d'espoir, tout s'arrête, jusqu'à l'envie de suivre les traitements, compromettant la survie elle-même. Pour ma part, je vis encore beaucoup de l'espoir que mes symptômes vont s'arranger malgré leur gravité.(...) La première fois qu'on m'a diagnostiqué ce cancer, une des rares personnes qui était dans la confidence m'a par hasard vu dans la rue en train de rire avec mon frère. Il m'a lancé un regard de croquemort, l'air de dire : « Mais comment peut-il rire alors qu'il vient d'apprendre qu'il a un cancer au cerveau ? » Ce regard m'a donné froid dans le dos. Je me suis dit: « Si je dois arrêter de rire au motif que j'ai un cancer, je suis déjà mort. »
Tsunami hormonal
Je dois confesser qu'il m'arrive de percevoir ma rechute comme un nouveau défi passionnant, quasi vivifiant. Comme si une très grosse vague avait fracassé mon traintrain et m'avait plongé dans une mer démontée. (...) Il ne faudrait pas en conclure que je n'éprouve pas de frayeur. J'ai en réalité une trouille bleue. Mais, en même temps, je ressens une sorte d'excitation. Peut-être suis-je drogué aux émotions fortes et au tsunami hormonal qu'elles déclenchent dans l'organisme... Confronté depuis si longtemps à une maladie par définition mortelle, j'ai passé ma vie à me battre et j'ai connu la dangereuse ivresse de ceux qui croient avoir « vaincu la fatalité ». Or le dernier mot revient toujours à la biologie, et c'était assez pré- somptueux de l'oublier
« On peut se dire au revoir plusieurs fois», par David Servan-Schreiber, éditions Robert Laffont, 14 E, 160 p..
David Servan-Schreiber, le dernier combat
Christophe Labbé et Olivia Recasens
Poignant. Dans « On peut se dire au revoir plusieurs fois » (Robert Laffont), il raconte le retour du cancer.
«Depuis quelques semaines, je ne peux plus taper à deux mains sur un clavier et j'ai beaucoup de peine à marcher. Je suis souvent fatigué. La lecture est de nouveau devenue difficile. Comme je perds la voix, je parle très bas, comme quand on chuchote à l'oreille de quelqu'un. » David Servan-Schreiber se bat de nouveau avec le crabe. Le monstre est revenu, et cette fois la bête ne se laissera pas déloger par le bistouri. Comme si elle se vengeait d'avoir été vaincue deux fois de suite. Dans « On peut se dire au revoir plusieurs fois » (1), un livre testament dont Le Point publie des extraits (lire pages suivantes), DSS raconte avec pudeur l'évolution de sa maladie. A 50 ans, il décrit son « plan de bataille » pour tenir le plus longtemps possible afin de voir grandir ses trois enfants et défend sa fameuse méthode. Pour DSS, le retour du cancer n'est pas un aveu d'échec, mais la preuve au contraire que le « programme santé » qu'il a inventé et qui l'a rendu célèbre a fonctionné. Dix-neuf années de survie au lieu des trois ans promis par la médecine depuis qu'on lui a découvert dans le cerveau cette « grenade dégoupillée ».
En 1993, celui qui est alors professeur de psychiatrie clinique à l'université de Pittsburgh, aux Etats-Unis, apprend, par hasard, au cours d'une expérience menée dans son propre laboratoire de recherche, qu'il souffre d'un cancer du cerveau : « Je n'étais plus confortablement drapé dans mon rôle de médecin et de chercheur, j'étais devenu un patient atteint d'un cancer. » Après son opération, David Servan-Schreiber se croit tiré d'affaire. Il reprend sa vie d'avant sans rien changer à ses habitudes.« Je me souviens de mon régime alimentaire de l'époque. Je me nourrissais presque quotidiennement de chili à la viande de boeuf hachée accompagné d'un bagel et d'un Coca-Cola, que j'avalais dans l'ascenseur entre l'étage des malades et celui où se trouvait mon bureau... »
Quelques années plus tard, le cancer réapparaît. Deuxième opération avec cette fois des séances de chimiothérapie. Pour David Servan-Schreiber, c'est un électrochoc. Il est désormais convaincu que la médecine qu'il avait mise sur un piédestal ne peut pas tout. Et qu'il faut revoir de fond en comble sa façon de vivre et « combattre le cancer sur tous les fronts ». C'est avec frénésie qu'il compulse les articles scientifiques pour trouver le mode de vie qui va tenir à distance le cancer : activité physique, nutrition, yoga, méditation...
Après avoir été son propre cobaye, il publie « Guérir » en 2003, puis « Anticancer » quatre ans plus tard, deux livres événements vendus à plus de 2 millions d'exemplaires en tout et traduits en trente-cinq langues. David Servan-Schreiber en est convaincu : 40 % des cancers sont évitables en changeant son mode de vie. Ce qui, rien qu'en France, ferait 108 000 malades en moins chaque année. L'auteur d'« Anticancer » a été l'un des premiers à dénoncer les effets sur la santé de la malbouffe, à parler d'une alimentation cancérogène. En 2009, il expliquait ainsi au Point : « Notre organisme a besoin de deux types d'acides gras en quantités identiques : les oméga 3 et les oméga 6. L'excès d'oméga 6 provoque des réactions inflammatoires qui favorisent les cancers et les maladies cardio-vasculaires. Or, aujourd'hui, nous consommons dix à vingt fois plus d'oméga 6. » Et de pointer les industriels qui fabriquent leurs produits avec des huiles bon marché ultraconcentrées en oméga 6. Résultat : « Notre organisme réclame une essence haut de gamme pour fonctionner et nous le faisons tourner avec du diesel de mauvaise qualité. »
Alors que David Servan-Schreiber livre un dernier round avec son cancer, ses détracteurs ironisent déjà. Le programme santé du « docteur Oméga » n'était qu'un coup commercial. De la poudre aux yeux. Qu'en est-il vraiment?Le Point a demandé son avis à l'un des pontes de la cancérologie, le professeur Jean-Marc Cosset, qui a dirigé pendant quinze ans le service d'oncologie et radiothérapie de l'Institut Curie de Paris. A vous de juger.
À propos de David Servan-Schreiber, « c'est inimaginable qu'il ait tenu si longtemps »Jean-Marc Cosset Médecin radiothérapeute, professeur des universités.
Le Point : Dans son dernier livre, David Servan-Schreiber révèle lutter de nouveau contre son cancer du cerveau. Faut-il en conclure que le programme santé qu'il a inventé ne marche pas ?
Pr Jean-Marc Cosset : Absolument pas. Quand il a déclaré son cancer, il y a dix-neuf ans, David Servan-Schreiber était condamné à plus ou moins brève échéance. La tumeur dont il souffre est l'un des cancers les plus difficiles à guérir. C'est même assez inimaginable qu'il ait pu tenir si longtemps. Pour lui, c'est grâce au thé vert, au curcuma... Je pense que son programme santé a pu jouer un rôle positif, mais, pour moi, s'il a survécu aussi longtemps, c'est aussi parce que durant toutes ces années il a « sur-vécu ». Nous savons que les malades qui, malgré leur cancer, continuent à vivre de manière particulièrement intense survivent plus longtemps. On en a eu un exemple fameux à la tête de notre pays...
Notre mental est-il une arme anticancer ?
Oui. Nous le voyons bien chez nos malades, quelqu'un qui a la pêche a plus de chances de vaincre son cancer, parce qu'il va mieux suivre et tolérer des traitements difficiles. Mais l'on est parfois tombé dans l'excès sur le rôle du mental. On a dit que le stress pouvait « donner » le cancer. Difficile d'imaginer une dépression ou un stress modifiant l'ADN d'une cellule ! Par contre, le fait de ne pas faire le dos rond face à la maladie, comme le préconise David Servan-Schreiber, est positif !
Selon David Servan-Schreiber, nous sommes tous porteurs de microcancers en sommeil qui peuvent s'activer en fonction de notre mode de vie. Est-ce exact ?
Cela paraît certain pour le cancer de la prostate, probable pour le cancer du sein. Quand on diagnostique ces tumeurs, on décèle souvent des microfoyers autour ou à distance de la glande. Lorsque nous trouvons des tumeurs prostatiques minuscules et peu agressives, nous mettons les patients sous « surveillance active » avec des dosages réguliers du PSA et de nouvelles séries de biopsies un an ou dix-huit mois plus tard. Le cancer est un monstre qui peut parfois vivre sans tuer son hôte.
Existe-t-il réellement des aliments anticancer ?
Alors qu'il mettait la dernière main à son livre « Anticancer », David Servan-Schreiber avait réuni chez lui, pour un débat critique, plusieurs cancérologues, dont je faisais partie. Nous étions tous d'accord sur un point : le curcuma ou le brocoli, ça ne guérit pas le cancer. Les aliments ne sont pas une baguette magique et ne peuvent être proposés comme traitement de cancers avérés. Et puis, si l'on fume, ce n'est pas en buvant des litres de thé vert que l'on va éviter le cancer du poumon. Il l'a d'ailleurs clairement dit : si vous avez un cancer agressif, commencez par vous traiter de façon conventionnelle ! Par contre, en faisant attention au contenu de son assiette, on peut diminuer le risque de développer un cancer, peut-être de retarder ou éviter une récidive. J'ai des patients en récidive d'un cancer de la prostate qui suivent un régime anticancer chez qui la tumeur paraît se stabiliser, sans qu'il soit possible de dire s'il s'agit de l'effet du régime ou d'une évolution lente de leur cancer. Dans le doute, quand ils me demandent mon avis, je leur dis de continuer.
A l'inverse, la malbouffe peut-elle déclencher ou aggraver un cancer ?
Le lien entre obésité et cancer est une évidence. Et le lien entre obésité et malbouffe, plutôt tentant ! David Servan-Schreiber a probablement raison de comparer le sucre à un fertilisant pour la croissance des tumeurs. Le sucre nourrit les cellules saines comme les cancéreuses. Les femmes obèses ayant eu un cancer du sein ont deux fois plus de risques que les autres de développer, dans les dix ans, des métastases dans les autres organes. Probablement parce que les cellules du tissu graisseux modifient la tumeur en la rendant plus agressive. De même, la surconsommation de sel peut favoriser le cancer. Si les Japonais détiennent le triste record du monde des cancers de l'estomac, c'est très probablement parce qu'ils raffolent des produits marins très salés, et parce qu'ils s'infligent des brûlures chroniques internes en buvant extrêmement chaud. Mais tous ces facteurs alimentaires de risque ne sont rien comparés aux dégâts causés par le tabac ou l'alcool.
Comment expliquer l'augmentation du nombre de cancers dans les pays occidentaux ?
Le cancer est essentiellement une maladie du sujet âgé. La population vieillissant, on a mathématiquement plus de malades. Et puis, il y a les progrès du dépistage. On repère des tumeurs de plus en plus petites. Pour le cancer du sein, la taille moyenne des tumeurs détectées a été divisée par deux ou trois en dix ans. Notre mode de vie ne génère-t-il pas de nouveaux risques ? L'OMS vient de classer le téléphone portable « potentiellement cancérogène ». En 2008, j'avais accepté, à la demande de David Servan-Schreiber, de cosigner un appel de scientifiques incitant à la prudence sur l'utilisation des téléphones portables. Nous reconnaissions ne pas avoir de preuves formelles, mais il existait un faisceau d'indices inquiétants. A l'époque, l'Académie de médecine nous avait suspectés de chercher à nous faire de la publicité. Aujourd'hui, l'OMS semble nous donner raison. Par contre, le lien entre pollution atmosphérique et cancer dont parle Servan-Schreiber paraît ténu.
Dans la boîte à outils des traitements, qu'est-ce qui marche le mieux ?
Nous avons plusieurs armes : chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie. Certaines marchent très bien toutes seules : la chirurgie est en première ligne pour de nombreux cancers, la radiothérapie est efficace seule dans bien des cas, la chimiothérapie suffit le plus souvent pour les leucémies, les lymphomes et les tumeurs chez l'enfant. Mais ce qui fonctionne le mieux est encore de les associer !
Et les vaccins contre le cancer, qu'en pensez-vous ?
J'en entends parler depuis les années 70. A l'époque, on m'annonçait que les radiothérapeutes seraient bientôt au chômage ! Il y a eu beaucoup de déceptions. Les lignes commencent à bouger. Le plus évident est le vaccin contre le cancer du col de l'utérus, sauf qu' il n'agit pas contre le cancer, mais contre un type de virus qui fait le lit de ce cancer. Certains vaccins récents comme celui contre le mélanome sont prometteurs.
La médecine arrivera-t-elle à vaincre le cancer ?
Nous guérissons déjà plus de la moitié des cancers. Et puis arrivent les « thérapies ciblées ». Au lieu de « napalmiser » l'organisme, on utilise des molécules « intelligentes » pour des frappes « chirurgicales », qui ont par exemple pour cible les vaisseaux sanguins dont la tumeur a besoin pour survivre. Ces molécules ont révolutionné le traitement du cancer du rein. Associées à nos armes classiques, elles sont, face aux cancers ORL, d'une remarquable efficacité.
Le radium dans tous ses états
Quel est le point commun entre une tondeuse à gazon, un camembert et une crème solaire ? Le radium ! C'est la folle histoire de ce métal radio-actif, extrait de la pechblende par Marie Curie il y a plus d'un siècle, que raconte avec talent le docteur Jean-Marc Cosset. Un livre savamment illustré, dont les droits d'auteur seront reversés à l'Institut Curie pour la recherche sur le cancer.
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