mardi 21 juin 2011

Jay McInerney : « Les New-Yorkais sont fascinés par l'histoire DSK »


Le Point, no. 2022 - Idées, jeudi 16 juin 2011, p. 114,115

Propos recueillis par Thomas Mahler

Considéré à ses débuts comme un éphémère oiseau de nuit des années yuppies, le romancier Jay McInerney, 56 ans, s'est imposé, avec « Trente ans et des poussières » et « La belle vie », chronique de New York préet post-11 septembre, comme l'un des plus fins observateurs de son époque. Il ne pouvait donc pas passer à côté de l'affaire Dominique Strauss-Kahn et s'en est d'ailleurs exprimé dans les colonnes du quotidien britannique The Independent, dans un texte intitulé « Les riches et puissants en menottes : l'une des grandes attractions touristiques de New York ». Jay McInerney y expliquait que, si l'arrestation de l'ex-directeur général du FMI avait déclenché« des réactions d'indignation » en Europe, elle avait beaucoup moins choqué les New-Yorkais (cf. Le Point n°2020). Le romancier américain était présent, le 6 juin, au tribunal pénal de Manhattan lorsque le Français a plaidé non coupable. En attendant un éventuel roman inspiré par ce fait divers à retentissement planétaire, rencontre avec le plus balzacien des écrivains américains.

Le Point : Vous semblez être fasciné par l'affaire Dominique Strauss-Kahn...

Jay McInerney : Oui, je suis fasciné par cette affaire et par la réaction des Français. Je pense que les démocrates américains et lecteurs du New York Times comme moi ont toujours considéré la France comme un phare et une inspiration en matière de pensée rationnelle, mais que de plus en plus nous avons l'impression que la gauche française est incroyablement en retard sur la question des droits des femmes. Nous avons ici un cas où une femme membre de la classe travailleuse et de la minorité noire a été prétendument agressée par un homme puissant et riche, et de supposés défenseurs des libertés sont indignés, non pas au nom de la plaignante, mais au nom de celui qui appartient à leur caste privilégiée. Cette affaire n'a rien à voir avec du puritanisme ou du sexe. Il y est question de violence et de coercition.

De manière générale, on a l'impression que les New-Yorkais, pourtant de tradition bien plus cosmopolite que le reste des Etats-Unis, sont nettement moins choqués que les Français de voir un haut responsable être présenté en menottes devant les caméras...

Les New-Yorkais ont été fascinés par cette histoire. La plupart ne savaient pas qui est Dominique Strauss-Kahn, mais le sentiment général dans la ville, c'est que nous sommes fier de vivre dans un pays où la police écoute une modeste femme de chambre et n'a pas peur d'arrêter un homme influent. Depuis les années 1980, nous sommes habitués à voir des hauts responsables être promenés devant les caméras en menottes, et il faut dire que nous aimons ça.

L'affaire DSK fait songer au grand roman de Tom Wolfe, « Le bûcher des vanités », qui évoque la chute d'un « maître de l'univers »... Je pense effectivement que ce roman offre un parallèle intéressant. Le système judiciaire américain est imparfait, mais c'est l'un des seuls au monde capables d'amener les riches et puissants à répondre de leurs crimes. Concernant Ben Laden, maintenant : vous étiez aux premières loges lorsque les avions ont percuté les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001. Comment avez-vous accueilli la nouvelle de sa mort le 2 mai dernier ?

C'est assez bizarre de dire qu'on est heureux que quelqu'un soit mort, mais je n'allais certainement pas pleurer. J'étais à New York lors du 11 septembre 2001, je connaissais des gens qui y sont morts. J'ai assisté à l'effondrement des tours de la fenêtre de mon appartement à Chelsea, en voyant la même image que celle qui passait à la télévision... Je pense que la disparition de Ben Laden a marqué la fin d'une époque, mais c'était aussi un moment un peu triste, car ça m'a rappelé tout ce qui s'était passé lors du 11 septembre, et ce qui est arrivé depuis, les attentats ayant changé l'ordre international de tant de mauvaises façons. Je suis sans doute nostalgique du monde d'avant.

Après sa mort, « Le Point » a titré « America is back ». Etes-vous d'accord avec cette idée de renouveau américain ?

La disparition de Ben Laden représente effectivement un bref stimulant pour notre moral. Mais je pense qu'on a tellement de problèmes politiques qu'on va vite être ramenés à la bataille interne entre des gens qui veulent rétrécir le gouvernement fédéral et les partisans comme moi d'un Etat-providence et qui partagent un point de vue plus européen. Notre économie est toujours en convalescence après la récession. Par ailleurs, le cas Ben Laden paraît presque hors de propos vu ce qui se passe dans les pays arabes. Ces révolutions sont à l'opposé de sa vision. Il voulait un califat musulman théocratique, alors que ces jeunes gens demandent la démocratie. Il était d'une certaine façon marginalisé.

vous aviez dit à l'époque être tellement choqué que vous ne pourriez plus écrire de la fiction.

Pendant un certain temps, la fiction ne paraissait plus avoir aucune importance. C'était un moment tellement frappant qu'écrire paraissait vraiment dérisoire. Maintenant, avec du recul, je pense qu'il y a des choses bien pires dans l'histoire que le 11 septembre, et pourtant la littérature s'en est emparée. Simplement, c'étaient ma ville et mon expérience. Ma réaction a été naïve, mais je sais que beaucoup de gens ont eu la même à ce moment-là, à l'image de mon collègue Ian McEwan.

Alors que Norman Mailer vous conseillait d'attendre une décennie avant d'écrire sur cet événement, vous avez consacré votre roman « La belle vie » aux conséquences des attentats sur la vie des riches New-Yorkais.

C'est étrange que Norman m'ait dit ça, parce que lui-même n'a cessé de s'emparer de l'histoire contemporaine. Je suis en tout cas content d'avoir pu utiliser mes impressions, mes sentiments alors qu'ils étaient encore frais. Aujourd'hui, le 11 septembre me semble de plus en plus irréel. C'était un choc tellement puissant que nous ne pensions jamais nous en remettre, mais les gens oublient toujours, même les pires tragédies. Comme je le raconte dans ce roman, les membres de ma tribu ont essayé de s'améliorer après la catastrophe, d'avoir une existence plus profonde, mais la nature humaine ne change jamais vraiment. La vie à New York est ainsi retournée à la normale, même s'il y a toujours un sentiment un peu particulier. Les habitants continuent à ressentir une anxiété lorsqu'ils entendent une explosion ou un avion. Alors que nous n'avions jamais été attaqués auparavant, nous savons désormais que nous ne sommes plus invulnérables.

Vous avez utilisé le krach boursier de 1987 pour l'intrigue de « Trente ans et des poussières ». L'actuelle crise économique va t-elle également vous inspirer ?

Je suis en train d'écrire sur cette période particulière. Cette crise économique a marqué New York et les Etats-Unis. En temps normal, les Américains sont très forts pour croire que tout ne cesse de s'améliorer, que tout le monde va être plus riche. Evidemment, c'est de l'optimisme aveugle. Alors qu'en période de crise les gens sont plus réfléchis, introspectifs, expriment des émotions plus intenses, et c'est une bonne chose. En tant que romancier, c'est vraiment intéressant de voir New York une nouvelle fois reconsidérer ses croyances, ses valeurs.

Dans votre production romanesque, vous n'avez fait qu'une seule infidélité à New York. Pourquoi ?

New York est la seule vraie ville des Etats-Unis. Elle conglomère toutes sortes d'industries, de nationalités. Les gens intéressants, ambitieux sont happés par New York, comme dans le Paris de Balzac. Je suis d'ailleurs content d'être arrivé dans cette ville à la fin des années 70. New York était alors plus dangereuse, sale, bohème, et on ne savait pas trop de quel côté ça allait basculer. Cette ère du punk et du graffiti a représenté un grand moment dans l'histoire de la cité.

Vous écrivez aussi depuis de nombreuses années sur le vin et êtes depuis l'année dernière le chroniqueur oenologique du Wall Street Journal. Est-ce une façon de prolonger plus respectablement la « belle vie » ?

J'ai toujours aimé le vin, mais c'est devenu au fil du temps une véritable passion. C'est pour moi une bonne manière d'intellectualiser mon hédonisme. Comparé aux drogues, le vin a l'avantage d'être accompagné d'un véritable patrimoine culturel et de vous ramener sans cesse à l'art, la littérature, l'histoire. Ce travail de chroniqueur a un autre avantage : me permettre d'aller régulièrement en France, car vos vins sont bien sûr mes préférés, même si je dois prétendre m'intéresser aux autres productions viticoles.

Comme votre idole, Francis Scott Fitzgerald, vous êtes devenu une icône dès votre premier roman et étiez aussi célèbre pour vos fêtes que vos livres. Mais vous, vous avez survécu...

Fitzgerald, qui est mort l'âge de 44 ans, n'est effectivement pas un bon modèle quand on vieillit. Il y a eu un temps, vers 32-33 ans, où j'ai saisi que l'autodestruction n'était pas nécessairement glamour et qu'elle était difficilement compatible avec le fait d'écrire de bons livres. J'aurais pu me contenter d'être une célébrité qui fait la fête tout le temps, mais j'ai voulu trouver un équilibre et faire de mon travail une priorité. Je suis ainsi heureux de pouvoir contredire mon maître Fitzgerald et prouver qu'il y a un second acte dans la vie d'un Américain

Repères

1955 Naissance dans le Connecticut.
1981 Rencontre à l'université de Syracuse, dans l'Etat de New York, son mentor Raymond Carver, qui le pousse à s'isoler pour écrire.
1984 Premier roman : « Journal d'un oiseau de nuit » (« Bright Lights, Big City »), chronique de nuits blanches et d'une poudre qui l'est tout autant. Succès immense.
1987 Les médias américains en font le chef de file, avec Bret Easton Ellis, du « Brat Pack », groupe de jeunes écrivains au mode de vie très rock'n'roll.
1992 « Trente ans et des poussières » (L'Olivier), requiem pour les années yuppies.
1997 « Le Dernier des Savage » (L'Olivier), incursion dans le sud des Etats-Unis.
2001 Assiste à la chute des tours du World Trade Center du 15e étage de son immeuble de Chelsea.
2007 « La belle vie » (L'Olivier), fresque post-11 septembre.
2009 « Moi tout craché » (L'Olivier), nouvelles.


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