mercredi 1 juin 2011

EXTRAITS - "Parti pris : journal 2010" par Renaud Camus


Lire, no. 396 - extrait Journal, juin 2011, p. 68-71

Voilà un quart de siècle que Renaud Camus livre son Journal annuel. Le cru 2010, " Parti pris", prolonge les thèmes habituels - enchantements de la musique et des paysages, nostalgie d'une France d'avant, amitié pour Alain Finkielkraut - et ressasse, souvent pour le plus grand plaisir du lecteur, petites et grandes exaspérations - de l'éloge du silence et de la double porte dans les hôtels à la dilution de l'identité et de la langue françaises, noyées dans la mondialisation. Mais sur ce "fond de jeu" classique se détachent, en cette année 2010, deux nouveautés, deux "partis pris" : l'écrivain s'est subitement mis à la peinture ; fondateur du parti de l'In-nocence, il a aussi annoncé sa candidature aux élections présidentielles de 2012. Enfin, pour l'anecdote, les habitués de ce Journal noteront que, pour la première fois en vingt-cinq ans, son auteur n'est plus "dans le rouge" financièrement, nous privant ainsi du récit toujours distrayant de ses déboires avec sa banque...

Strasbourg, encore, Sofitel, mardi 21 septembre, dix heures et demie du matin. J'aurais certainement adoré les honneurs, mais le moins qu'on puisse dire est que je n'en ai pas été abreuvé. À défaut, je suis infiniment sensible aux égards. Ils nous sont prodigués très généreusement, ici, au point que même Alain Finkielkraut, avec qui je viens de prendre mon petit déjeuner, et qui certainement pourrait être plus blasé que je ne le suis, dans le domaine de la reconnaissance manifestée, est impressionné par toutes les politesses dont nous faisons l'objet. Une jeune femme de l'administration municipale m'attendait à ma descente d'avion, une autre est venue nous chercher plus tard pour nous conduire à la salle de l'Aubette, une troisième, ou la même que la première (la deuxième était déléguée par la librairie Kléber), doit venir me prendre cette après-midi pour me ramener à l'aéroport. Nous sommes logés dans un hôtel très confortable, la directrice de ses relations publiques est venue me saluer à mon arrivée, la directrice tout court me fait tenir une lettre manuscrite pour m'accueillir, une collation d'après-midi m'a été apportée dans ma chambre - bref, on ne saurait être plus attentionné. Cet hôtel admirablement placé est d'ailleurs très confortable, et même luxueux. Décidément, ces Sofitel sont très bien - un bon cran au-dessus de nos Mercure coutumiers. Et la chambre a même une double porte !

J'ai tout de même souffert du bruit, mais vraiment le pauvre hôtel n'y était pour rien. Mon voisin a écouté la radio très fort à partir de sept heures du matin, et lorsque enfin il l'a éteinte et a quitté sa chambre, il a fait claquer sa porte avec un spectaculaire brio. Je donnerais beaucoup pour être un moment dans la tête de gens de ce genre. Ont-ils activement le désir de nuire ? Probablement même pas. En revanche ils n'ont, d'évidence, aucun désir de ne pas nuire, ils sont indifférents à leur nocence. Déranger leur est égal, soit par égoïsme assumé, soit par inconscience totale de l'existence de "l'autre" (comme on ose à peine dire encore). Et bien entendu cette attitude, qui me semble le comble de l'inhumanité, est parfaitement compatible avec la plus enthousiaste adhésion à la bonne pensée en place. Ah, j'aimerais bien en tenir un entre quat-z-yeux, un jour - non pas pour le raisonner, bien sûr, c'est sans espoir, mais pour essayer de le comprendre. L'idée que je dérange, moi (en ce sens-là, en tout cas), que j'importune, que je noce (que je réveille un dormeur, par exemple, ou empêche de travailler quelqu'un qui travaille), m'est insupportable. Et il ne s'agit pas d'une répugnance morale, ou bien elle est très intériorisée. Non, c'est une répugnance physique : physiquement sensible, veux-je dire. Je suis toujours très étonné que les autres ne la ressentent pas.

Plieux, mardi 21 septembre 2010, minuit et demi. À propos de "Lady Gaga" :

"La Madonna des années 2010 est au moins aussi connue pour sa musique que pour ses tenues."

Bien entendu, ce que veut dire le journaliste, c'est que "Lady Gaga", une chanteuse, est au moins aussi connue pour ses tenues que pour sa "musique" - mais il ne voit pas de différence.


Décidément l'avion n'est pas fait pour moi, ou moi pour lui. Passe encore pour le vol lui-même, au moins les téléphones portables y sont-ils interdits. Mais les attentes, les salles d'attente ! Je ne sais rien de plus humiliant que la façon dont on est traité dans les aéroports ; ni de lieux où la dictature de la petite bourgeoisie se fasse plus étroitement, plus rigoureusement sentir. Sur un vol entre Toulouse et Strasbourg un jour de semaine, en tout cas, il n'y a pas un de vos compagnons de voyage qui ne soit un petit-bourgeois. Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri...

Au moins ont-ils la décence de se répartir en deux sous-groupes principaux : les jeunes retraités, genre, au mieux, "abonnés de Télérama" - je sais les reconnaître, j'en suis un (même si je ne vais pas jusqu'à être lecteur) ; et les petits hommes d'affaires, disons plutôt les hommes (contrairement aux membres du sous-groupe précédent, ce sont presque toujours des hommes) qui voyagent pour leurs affaires, ou seulement pour leur travail (techniciens en déplacement, petits fonctionnaires en "mission", "cadres" se rendant au siège (j'ai entendu ça)). Un écrivain, ou en tout cas un écrivain comme moi, pas sympa pour deux sous, ne peut pas ne pas se dire, pris au milieu de cette humanité-là (mais c'est à peu près toute l'humanité...), qu'autour de lui ("Mais sinon t'es r'tourné bosser, après manger ?") il n'y a pas un lecteur possible de ses oeuvres, que si par hasard un livre de lui tombait sous les yeux de l'un ou l'autre de ces gens-là il ne serait pas compris, pas vu, pas lu, pas pris en compte, que s'il avait quelque chose à dire il ne serait pas entendu, que s'il criait au feu ! chacun donnerait une tape à son journal. Qui donc entendrait mon cri, parmi les hiérarchies des Anges ?

Et quand il est dans l'avion en vol, par beau temps comme ce fut le cas hier et cette après-midi, près d'un hublot, ce qu'il voit de la France, au-dessous de lui, lui donne la même impression d'être fait comme un rat - c'est cette expression triviale qui me vient invariablement à l'esprit quand je me sens noyé au sein de l'énorme classe unique et quand je considère le territoire, étalé sous mes yeux comme une carte. L'impression est la même d'être cerné de toute part. Il n'y a plus de campagne au sens où je l'entendais, au sens où trente siècles l'ont entendu. Le mitage a définitivement vaincu, partout on est pris entre ses routes, ses toits de tôle, ses lotissements, ses carrières, ses usines à la campagne, ses centres commerciaux, ses centrales électriques, ses parcs de stationnement. À pied, en voiture même, on peut encore entretenir l'illusion, parfois, que, quelque part derrière la ligne d'horizon, on peut se cacher, s'échapper, n'être pas là, quelquefois. Mais, vues d'avion, ces belles illusions se dissipent à jamais. L'évidence est là : il n'y a plus de retrait possible, ni de retraite. Il faut faire son deuil de la liberté, et pareillement de la beauté. La terre a partout été exploitée pour ce qu'on pouvait lui faire rendre, par l'agriculture, par l'industrie, par le commerce, par le tourisme, par la cupidité, par la bêtise, par la civilisation des loisirs. Elle est blessée de tous les côtés, l'infection s'est répandue partout, son corps est affreux.

Mercredi 22 septembre, minuit. Par coïncidence, à ce moment où le moindre coup d'oeil de côté me montrait une part considérable du territoire national se présentant comme une carte, mais une carte elle-même atteinte de la maladie de ce qu'elle figure, je lisais le roman de Houellebecq, La Carte et le Territoire. Son héros et sans doute Houellebecq lui-même partagent mon admiration pour les cartes Michelin, qui sont en effet très supérieures à presque toutes celles qu'on a l'occasion d'utiliser à l'étranger ; très supérieures aussi, a fortiori, à celles qu'offrent Internet ou le GPS de la voiture, qui sont d'une inexplicable médiocrité, au point d'être pour moi presque inutilisables, à moins de s'abandonner sans comprendre à ce qu'elles suggèrent.

Les cartes aussi sont entrées dans l'ère post-culturelle. Je me rends compte que pour moi, et pour la plupart des individus raisonnablement cultivés de la période qui s'achève, l'espace, surtout en ville, était essentiellement structuré par ses monuments : les églises, l'hôtel de ville, les théâtres, le palais de justice, les hôtels particuliers les plus remarquables, les obélisques, les arcs de triomphe, les fontaines, les châteaux. Au fond les monuments ont été créés aussi pour donner un sens à la ville, une direction, une tension, une structure, une existence sensible, intellectuellement convertible. Mais ce temps-là est révolu : on a sans doute considéré que les édifices remarquables ne disaient plus rien à l'immense majorité des usagers, qui ne les voyaient pas, ou ne savaient les reconnaître - je me souviens de cette femme de Dijon qui, dans Dijon, ne savait pas où était la cathédrale : non, elle ne pouvait pas me dire ("je suis d'ici, mais c'est vrai, on n'y fait pas attention, vous voyez..."). Jusqu'à présent ils n'ont été remplacés par rien, sur les plans et les cartes, mais ils ont presque tous disparu. Plus troublant encore, les pleins et les vides ne sont pas distingués : rien ne distingue une place (vide) d'un bloc d'immeubles. On a l'impression que ces catégories qui nous paraissaient essentielles à notre intelligence du monde (et du lieu) ont été relevées de toute affectation.

Hier j'ai trouvé le moyen de me perdre dans le centre de Strasbourg, à cause du plan qui m'avait été remis, sur ma demande, par le concierge de l'hôtel Sofitel. Il est vrai que ma vue baisse, mais pas au point que je ne m'aperçoive de la pauvreté conceptuelle, ou de conception, de cette carte sans référence culturelle, mais, du coup, sans référence du tout : on avait l'impression qu'anticipant les insuffisances de ceux qui se serviraient d'elle ses concepteurs s'étaient montrés incapables d'élaborer un système d'interprétation et de traduction écrite de la ville réelle qui eût la moindre efficacité performative.

Je suis tout de même arrivé sans trop de mal à la cathédrale et j'ai d'ailleurs été horrifié par son état intérieur - non qu'elle soit le moins du monde délabrée, au contraire ; mais tout y est organisé pour la gestion des flux du tourisme de masse, au détriment de tout caractère religieux ou seulement spirituel, monumental, artistique. Les chaises des fidèles y sont interdites aux visiteurs, par blocs de quinze ou vingt travées, au moyen de rubans de chantier d'un bleu vif, qui ménagent sur le seul pourtour de la nef de larges allées pour la circulation des touristes en troupeaux. Dans un coin brille de tous ses feux le même hideux distributeur de médailles miraculeuses, au sceau de la Monnaie de Paris, que j'avais déjà observé dans ses oeuvres au narthex de la Madeleine de Vézelay. Mais le pire ce sont de larges écrans lumineux montés sur acier chromé qui, en tous points de l'édifice, expliquent, en guise d'énormes cartouches semblables à des écrans de télévision, ce que sont chaque détail, chaque intention, chaque élément décoratif. Pour expliquer, comme d'habitude, ils cachent ; ils empêchent de voir, et surtout ils empêchent de jouir.

Jeudi 23 septembre, minuit et demi. Mardi matin j'ai pris mon petit déjeuner, au Sofitel de Strasbourg, en compagnie de Finkielkraut qui rentrait directement à Paris. Je ne sais comment, la conversation est tombée - ah si, je lui parlais du Journal 2009, dont je suis en train de mettre au point la copie et dont je n'eusse pas été étonné que certaines parties fussent censurées... - sur Valéry Giscard d'Estaing. Je lui rapportais les propos que m'a tenus l'an dernier l'ancien président et selon lesquels le dogme de l'inexistence des races a été proclamé pour faire plaisir aux juifs, qui devenaient nerveux dans les années soixante-dix. D'après Finkielkraut la nécessité de faire plaisir aux juifs serait très présente dans l'esprit de Giscard, car le même Giscard lui aurait dit, à lui, Finkielkraut, qui l'interrogeait sur le regroupement familial, que cette mesure avait été prise pour faire plaisir à Simone Veil...

Quoi qu'il en soit, rarement décision aura été de comparable portée historique...

J'ai piqué une crise à l'aéroport, dans l'après-midi du même jour, avant-hier, alors qu'un bonhomme qui avait parlé vingt minutes, très fort, dans son portable, au milieu de la salle d'attente, inaugurait, sitôt la première finie, une deuxième conversation téléphonique. Mes nerfs ont lâché, je me suis entendu lui dire, très fort, qu'il avait embêté tout le monde pendant une demi-heure, qu'il n'allait pas recommencer. Il a été tellement interloqué - comme moi, d'ailleurs, qui ne m'attendais pas du tout à cet éclat de ma part... - qu'il a renoncé à se lancer dans un nouvel échange beuglé. Au demeurant je ne comprends pas du tout pourquoi les gens crient comme ça, dans leur appareil cellulaire. J'en ai fait moi-même l'expérience, le correspondant entend très bien même quand on parle bas : hurler n'ajoute rien.

Néanmoins, rien à faire : il faut qu'ils hurlent. À peine avais-je maîtrisé ce premier foyer, il s'en est ouvert un autre à quelques mètres de là ; puis un autre encore. Je ne pouvais que baisser les bras et constater une fois de plus que les voyages en avion, décidément, ce n'était pas pour moi - surtout à cause des aéroports.

Que ces beugleurs de portable soient indifférents au dérangement qu'ils causent, j'ai du mal à l'admettre, mais je peux le comprendre. Je suis plus étonné encore par leur indifférence à la discrétion, à la réserve, à la pudeur, à leur propre intimité. Ils exposent leurs affaires, qu'elles soient sentimentales, sexuelles, commerciales ou techniques, avec une absence de préoccupation pour leur propre quant-à-soi qui stupéfie. Et qu'on ne me dise pas que c'est pareil pour un journal (intime). Personne ne force personne à lire un journal imprimé ; tandis qu'il n'y a pas moyen de ne pas entendre ce que beuglent les beugleurs.

Cependant, le plus inattendu est leur indifférence au ridicule. Un passager était à son portable juste avant de monter dans l'avion, il l'a remis en marche pour appeler, à peine au sol. Tous ces hommes et ces femmes sont constamment à recevoir des appels ou à en donner, à tout instant ils ont l'oeil rivé sur leur petit appareil, on jurerait qu'ils ne peuvent pas un instant se détacher de lui. On croirait le président de la République, tous ! Cette dépendance à l'égard de ce petit objet, chez des hommes faits et des femmes mûres, les rend semblables à des enfants, à de petits enfants tenus en lisière du matin au soir, et qui béniraient la dépendance où ils sont soumis. C'est plus fort que moi, je les trouve grotesques - insupportables, odieux, haïssables, nuisibles, nocents au possible, mais surtout grotesques.

BIOGRAPHIE :
Après quelques livres expérimentaux et le retentissement de Tricks (P.O.L), où il racontait crûment ses expériences homosexuelles, Renaud Camus, né en 1946 à Chamalières (Puy-de-Dôme), bâtit une oeuvre constituée de son Journal, d'églogues et de la série des Demeures de l'esprit, savoureuses visites de maisons d'artistes (le septième volume, qui sort ces jours-ci, est consacré à la Suède). Après avoir fréquenté Barthes, Aragon ou Warhol à Paris et New York, il vit aujourd'hui dans son château de Plieux, dans le Gers.


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