Valeurs Actuelles, no. 3889 - Jeudi 9 juin 2011, p. 38
Israël. Un nombre croissant de responsables civils et militaires sont des «porteurs de kippa». Avec quelles conséquences ?
Marié, père de cinq enfants, membre du Shabak (ex-Shin Beth, renseignement intérieur) depuis 1982, Yoram Cohen n'est pas un tendre. Passé par la brigade d'élite Golani pendant son service militaire, ancien patron des unités antiterroristes du Shin Beth en Judée-Samarie, puis du département antiterroriste pour les pays arabes et l'Iran, il commanda le secteur de Jérusalem et de la Judée-Samarie avant de devenir l'adjoint de Youval Diskin, le boss du Shabak pendant six ans. Le 28 mars, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a nommé Cohen en remplacement de Diskin.
Arabisant spécialiste du mouvement islamique palestinien Hamas, Yoram Cohen porte la kippa des juifs religieux. C'est un fait sans précédent, comme pour un autre haut responsable de la sécurité israélienne : le général Yair Naveh, ex-commandant de la région militaire Centre, nommé numéro deux de l'armée. Idem pour le général Yaacov Amidror, qui vient d'être désigné au poste de conseiller du premier ministre à la sécurité nationale.
C'est un phénomène assez récent que le général Benny Gantz, 52 ans dont trente-trois ans d'armée, devra prendre en compte. Successeur du général Gaby Ashkenazi à la tête de Tsahal, Gantz a été nommé à ce poste par Nétanyahou le 14 février. Le parachutiste Gantz hérite d'une armée transformée, «replacée sur ses fondamentaux» par le général Ashkenazi, à la suite de la guerre ratée contre le Hezbollah.
Le visage de Tsahal a aussi changé, en profondeur, avec un nombre croissant d'officiers religieux sionistes sous l'uniforme, souvent reconnaissables à leur kippa tricotée (ou au crochet). Dans l'infanterie, la part des cadets religieux a été multipliée par dix entre 1990 et 2008, passant de 2,5 à 26 %, avec une pointe à 31,4 % en 2007. Ce glissement sociologique progressif pourrait se traduire par une évolution des mentalités sur les valeurs, sur le comportement à l'égard des Arabes et de la classe politique.
Ces données sont généralement très confidentielles. Par tradition,Tsahal ne laisse rien filtrer sur l'appartenance socioculturelle de ses recrues, leurs origines (ashkénazes ou séfarades) et tout ce qui peut susciter la polémique ou des clivages. L'étude réalisée par un officier du Shaldag, l'unité d'élite de l'armée de l'air, sur la nature de l'école secondaire (laïque ou religieuse) dont sont issus les conscrits, est donc inédite. Publié en septembre 2010 par Maarachot, le mensuel de l'armée, ce travail confirme la poussée religieuse sous l'uniforme. En moyenne, les officiers religieux représentent aujourd'hui 20 % des effectifs de Tsahal.
Ce phénomène s'explique par la mise en place d'institutions ayant permis aux religieux d'effectuer leur service militaire, auquel ils étaient jusque-là très réticents : création, en 1999, de l'unité spéciale Nahal Haredi pour les ultraorthodoxes; ouverture des yeshivot hesder (écoles talmudiques) combinant des études religieuses et un service militaire raccourci; montée en puissance, depuis 1987, des centres prémilitaires qui incitent les religieux à occuper des postes de commandement et à intégrer des unités de combat. Près de 80 % des combattants sont passés par ces centres.
La revue militaire Mahane signale aussi que 13 % des militaires occupant des postes de commandement dans les unités combattantes résident à l'est de la ligne verte (la frontière de 1967), c'est-à-dire dans les implantations (ou «colonies») établies à l'intérieur des territoires palestiniens conquis pendant la guerre des Six-Jours. Cette proportion est cinq fois plus élevée que la part des habitants des implantations dans la population nationale (2,5 %). Ce taux est particulièrement élevé au sein de la brigade d'élite Golani : elle compte 20 % de «colons», contre 11 % de soldats issus des coopératives agricoles, des kibboutzim ou des moshavim.
Les dernières statistiques des ressources humaines de Tsahal révèlent aussi que l'enrôlement de jeunes juifs ultra orthodoxes (les haredim) est en forte progression. Un millier d'entre eux a intégré l'armée en 2010 : c'est une hausse de 25 % par rapport à 2009. Début janvier, le gouvernement a approuvé un programme pour permettre l'incorporation de 4 800 haredim d'ici à 2015. Ces chiffres restent globalement faibles : on ne compte encore que 2 500 ultraorthodoxes sous l'uniforme militaire, sur un total de 65 000 jeunes en âge d'être à l'armée. La quasitotalité des haredim peuvent en effet être exemptés pour des motifs religieux.
La part des officiers de l'armée de terre issus des régions du centre du pays (le grand Tel-Aviv ou le Sharon) ou encore des kibboutzim est devenue négligeable. Cela indique la désaffection des jeunes laïcs des classes moyennes pour l'armée, ce qui préoccupe la direction des ressources humaines de Tsahal.
Lors d'un récent colloque tenu à l'université Bar-Ilan, des chercheurs et des officiers de l'état-major ont réfuté l'hypothèse d'une armée israélienne glissant sous influence politicoreligieuse, avec le risque de s'éloigner du pouvoir civil laïc. L'influence des rabbins radicaux qui professent la désobéissance ne concernerait qu'une frange très minoritaire de conscrits et la société israélienne semble sereine devant cette évolution. Un sondage réalisé en août 2010 par le centre Begin-Sadate des études stratégiques (Besa) de l'université Bar-Ilan le prouve : à 79 %, l'opinion publique israélienne dit «ne pas être inquiète».
Commentaire de l'ancien parlementaire Yehuda Ben-Meir : « Cette perception montre à la fois que les officiers religieux ne sont pas surreprésentés au sein de Tsahal, qu'ils sont considérés comme des éléments modérés et que la menace d'une double allégeance est sans fondements. »
L'évacuation du Goush Katif (implantations juives de Gaza), en 2005, fut un test rassurant : « Les soldats sionistes religieux ont été confrontés à une situation difficile et ils ont passé ce test avec succès », explique le colonel et rabbin Moshe Hagar-Lau, directeur de l'académie préparatoire de Yatir. Il est vrai que l'état-major avait pris soin de ne pas placer les soldats religieux en première ligne. « Peu de soldats ont refusé d'appliquer des ordres du fait de leurs convictions religieuses », confirme Stuart Cohen, chercheur au Besa.
Quelques voix discordantes se font pourtant entendre. Anthropologue à l'Université hébraïque de Jérusalem, Eyal Ben-Ari estime que la présence accrue d'officiers religieux au sein de Tsahal reflète une nouvelle réalité : « Cela traduit le renforcement de l'identité juive et du nationalisme au sein de la société israélienne. » Il cite l'élargissement des prérogatives du rabbinat militaire et observe un nombre croissant de soldats - laïcs comme religieux - embrasser les mezouzot (ces parchemins comportant des passages bibliques) fixées aux portes des installations militaires.
Eyal Ben-Ari évoque aussi les militaires qui emploient de plus en plus souvent des expressions se référant à la «force de Dieu» ou à la «sainteté d'Israël». Des pratiques qui, sans constituer une menace, traduisent bien un changement de code culturel au sein de Tsahal.
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