Le Monde - Dernière heure, samedi 4 juin 2011, p. 28
En short, chemise à carreaux et chaussures de sport sans lacets, Xu Chunliu nous rejoint à la cafétéria d'entreprise de Sohu, le géant chinois de l'Internet. Le sol est en carrelage bleu vif, les murs sont vert pomme. Ici règne le " standard Nasdaq ", nous explique le journaliste, âgé de 31 ans. On ne parlera pas de ce qui est branché en Chine, et encore moins de la bourse high-tech américaine où Sohu est coté, mais de... politique. M. Xu fait partie d'une nouvelle génération de citoyens qui ont décidé de se porter candidats aux prochaines élections législatives. Du moins au seul échelon où, en Chine communiste, un suffrage direct est possible pour des candidats indépendants, celui des assemblées populaires de districts, de bourgs et de cantons. En théorie, tout le monde peut se présenter moyennant dix soutiens nominaux. En pratique, les gagnants sont souvent des " parachutés ". Toutes sortes d'obstacles se dressent devant les indépendants - ils étaient près de 100 000 en 2006-2007. Surtout, la presse a ordre de passer sous silence leurs noms et leurs campagnes.
Quelques pionniers ont, par le passé, testé la résistance du système. En 1998, après dix ans de bataille, Yao Lifa, à Qianjiang, dans le Hubei, fut le premier indépendant jamais élu. En 2003, une flopée d'avocats et d'intellectuels se lancèrent dans la course, déterminés à faire appliquer les lois existantes. Certains se feront élire, notamment dans le district de Haidian à Pékin - comme l'avocat Xu Zhiyong, qui achève cette année son second mandat.
Pour la saison électorale à venir - de juillet 2011 à décembre 2012 -, la censure veille. Mais c'est compter sans les services de microblog tel Weibo, le Twitter chinois. Xu Chunliu et une douzaine d'autres internautes, comme lui actifs et, pour certains, très influents sur le Net chinois, ont décidé d'en faire une plate-forme pour relayer leurs " campagnes " et communiquer avec le public. L'outil - offert par Sina, le concurrent de Sohu - " rassemble les gens qui ont le même enthousiasme ", estime M. Xu. Cette nouvelle poussée de la société civile peut sembler vouée d'avance à l'échec. En réalité, malgré le climat répressif, les questions politiques autrefois taboues affleurent dans les débats. Le Nanfang Dushi Bao, le plus libéral des quotidiens chinois, s'est ainsi félicité dans un éditorial de ce courant de " candidats Weibo " qui " font progresser la connaissance des mécanismes de la démocratie " et vont permettre de " s'y entraîner ". Le très conservateur Huangqiu Shibao a rétorqué que les indépendants feraient mieux de " descendre de Weibo pour revenir à la réalité ".
Xu Chunliu a longtemps été journaliste pour la presse écrite. Frustré par la censure, il a rejoint Sohu, où il interviewe des personnalités. Il se présentera dans le district de Dongcheng, à Pékin. Pour lui, la Chine n'est plus monolithique. Les différents groupes d'intérêts ont besoin de faire entendre leur voix. Mais, alors que les plus défavorisés jouent de la menace du chaos et que les puissants disposent de canaux directs avec le pouvoir, la classe " médiane " des " urbains éduqués " est, selon lui, sous-représentée. A son échelon de député de district, il veut s'attaquer à certains problèmes, comme le manque de places de parking ou encore les conflits entre les propriétaires et les gérants d'immeuble.
Les " candidats Weibo " sont emmenés par une personnalité phare, Li Chengpeng, qui se présentera dans un district de la ville de Chengdu. Cet ancien journaliste sportif de 43 ans, auteur d'un roman sur les démolitions forcées qui a fait grand bruit lors de sa publication, en janvier, compte 2,9 millions d'abonnés à son fil de microblog. Il y promet de " superviser le gouvernement ". Au téléphone, il nous explique avoir constitué une équipe de conseillers pour sa campagne. Y figurent le sociologue Yu Jianrong, gourou des questions sociales sur le Net, et le journaliste d'investigation Wang Keqin. Deux avocats l'assistent pour les questions juridiques. Li Chengpeng compte également sur l'aide de deux " amis ", l'écrivain-blogueur star Han Han et le cinéaste Feng Xiaogang, le champion du box-office chinois. Cet aréopage de célébrités pèse lourd à l'ère du média individuel de masse.
La mobilisation des " candidats Weibo " a été déclenchée par la campagne malheureuse de Liu Ping. Cette ouvrière de 47 ans fut mise à la retraite d'une aciérie d'Etat en 2009 avec une pension de misère, après trente et un ans de services. Elle entreprit de pétitionner en haut lieu, en vain. En avril, elle se présente aux élections anticipées, prévues en mai, de son district à Xinyu, dans le Jiangxi. Elle mène alors campagne sur la voie publique, avec affiches électorales. Et sur Weibo. " En pas loin de cinquante ans, je n'ai jamais vu un seul bulletin de vote. J'ai payé mes impôts et rempli mes obligations de bonne citoyenne. Cette fois, je vais me battre pour mes droits de citoyenne ! ", écrit-elle sur son microblog, où celle que certains ont baptisée la Rosa Parks chinoise finira par attirer près de 30 000 abonnés. Mais la police sabote ses efforts. Elle est arrêtée quelques jours avant le scrutin et mise au secret. Les autorités locales la décrivent comme " manipulée par les forces hostiles de l'extérieur ".
C'est l'émoi sur la Toile chinoise. De Pékin, le sociologue Yu Jianrong annonce qu'il se rend aux autorités locales en tant que membre des " forces hostiles intérieures ". Quand, fin mai, un pétitionnaire d'une autre ville du Jiangxi se fait exploser devant les locaux du gouvernement local, des internautes sifflent : " Donnez-nous le vote, sinon, gare aux bombes ! "...
Brice Pedroletti
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