Les Echos, no. 20957 - Idées, mardi 21 juin 2011, p. 17
Les marchés ont pour habitude minimaliste de ne se pencher que sur une, voire deux problématiques économiques à la fois. Mais rarement plus.
Les investisseurs ont donc pris pour mauvaise habitude depuis une année de pratiquer le jonglage binaire : face, ce sont les dettes européennes qui effraient le porte-monnaie ; pile, c'est la dette américaine qui inquiète. Cette obsession quotidienne pour les malheurs occidentaux a débouché sur l'image d'un monde partagé entre les cendres en Occident et l'or en Orient.
Souvent la Chine est alors érigée dans ce contexte en un exemple de la maîtrise parfaite du développement : pas de problèmes de finances publiques et une intelligentsia communiste capable comme la main visible de résoudre tous les problèmes.
Le monde semble donc être peu attentif à l'action de la banque centrale chinoise. Pourtant la masse monétaire chinoise a été multipliée par deux en quatre ans et l'ensemble des crédits bancaires représente environ 150 % du produit intérieur brut ! Face à de tels chiffres, l'intuition semble suffisante : la Chine est devant une énorme bulle de liquidités qui ressemble à ce que le Japon ou les Etats-Unis ont connu avant elle.
Mais le docteur Finance n'y prête guère attention car il est penché aujourd'hui sur le corps malade des finances publiques, et à cet examen la Chine semble en bonne santé. En effet, à environ 20 % du PIB, son endettement public frôle l'indécence par rapport aux 100 % européens ou américains. Pourtant il faut être critique : l'énorme création de liquidités chinoises est bel et bien intégrée quelque part dans les comptes publics chinois.
La politique monétaire chinoise, qui a maintenu à des niveaux artificiellement bas la rémunération des dépôts d'épargne des citoyens chinois, a permis de financer, à bon compte, successivement les banques et les industries publiques de même que les collectivités régionales. Les citoyens chinois ont ainsi été plumés dans une casserole fiscale déguisée et ont subventionné sans contrôle politique des excès en tout genre : surcapacités de production, projets peu rentables ou immobiliers mégalomanes, etc.
Mais, plus grave, face à l'explosion de leurs prêts bancaires, et afin de maintenir des ratios de fonds propres attrayants selon les normes internationales, les banques chinoises ont pratiqué une comptabilité créatrice. La même que leurs consoeurs américaines avaient adopté dans la période 2005-2007. Elles ont ainsi largement affecté ces prêts, dans des opérations hors bilan, à des sociétés appartenant à des collectivités publiques, dédiées aux investissements immobiliers. Certains n'hésitent plus à estimer que, en cas de crise immobilière majeure, la moitié des fonds propres des banques chinoises partiraient en fumée. Qui a parlé de « too big too fail » ? Les énormes réserves en devises de la banque centrale (4.000 milliards de dollars) ne seraient donc que le fragile reflet des coûts financiers cachés jusqu'à présent ?
On sent donc bien que la Chine a de l'argile dans ses talons et que les autorités chinoises, par cécité volontaire ou par incompétence, sont aujourd'hui en retard dans le traitement adéquat de leur bulle de crédit. Par ailleurs, face à la progression de l'inflation (+ 5 % en rythme annuel) et des prix alimentaires (+ 12 % en rythme annuel), les autorités semblent favoriser désormais la hausse des salaires, pensant donner du pouvoir d'achat à leurs citoyens. Des progressions de salaire de plus de 20 à 30 % sont en effet constamment enregistrées dans les entreprises privées et publiques.
La Chine est donc à un tournant majeur car elle semble aujourd'hui souffrir des mêmes maux que le monde occidental avait connus dans les années 1970, soit une forte sensibilité et dépendance de la production industrielle aux prix de l'énergie et des hausses salariales en spirale qui avaient fait s'effondrer la productivité et les marges. Mais dans un contexte de bulle de crédit.
La Chine reste un pays à fort potentiel de développement à long terme, mais celui-ci ne pourra se matérialiser sans une remise à plat des excès financiers commis ces dernières années. La Chine doit absolument durcir sa politique monétaire et lutter contre cette inflation pénalisante pour les revenus réels de la population. Le transfert de croissance de l'industrie vers les consommateurs n'est pas gagné d'avance et si le ralentissement économique est programmé il est difficile de savoir s'il sera lent ou rapide. L'analyse des précédents cycles chinois montre que dans les conditions actuelles le « boom-bust » à la chinoise n'est pas à exclure.
Michel Juvet est directeur de la recherche à Bordier et Cie
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