Le Point, no. 2022 - Société, jeudi 16 juin 2011, p. 70,71,72,73
A table ! René Redzepi décrypte ses chefs-d'oeuvre pour Le Point.
Dans nos assiettes en terre cuite, c'est la Scandinavie, ses bois, ses arbres, ses fleurs, ses étangs qui sont rassemblés. L'homme à qui l'on doit cette aventure s'appelle René Redzepi. A 33 ans, il porte sur ses épaules le poids de la gastronomie nordique. sa cuisine donne le sentiment de respirer l'air à pleins poumons. Redzepi arbore la toque de Noma, 2 étoiles au Michelin, un établissement de Copenhague, élevé depuis deux ans au rang de meilleure table de la planète par la revue britannique Restaurants magazine.« Je ne sais pas si ce classement veut vraiment dire quelque chose. Aufond, c'est une affaire de subjectivité », glisse avec une modestie désarmante le garçon qui depuis l'âge de 15 ans passe 90 heures par semaine aux fourneaux.
Adolescent, René a choisi ce métier « pour faire comme son meilleur ami ». S on parcours l'a conduit chez les plus grands: les frères Pourcel à Monptellier (3 étoiles à l'époque), Ferran Adria à Rosas en Espagne (3 étoiles), Thomas Keller à Yountville aux Etats-Unis (3 étoiles).
Avant d'ouvrir son restaurant, en 2003, Redzepi s'est embarqué pour un tour du Groenland, de l'Islande, du Danemark, de la Suède, de la Norvège et de la Finlande.« J'ai compris que je ferais mon marché dans la nature. Le bonheur était là sous mes pieds. Aujourd'hui, mes produits, je les trouve à moins de 100 kilomètres de Copenhague. Notre richesse, c'est la simplicité de notre terroir. Ici, on crée des recettes à partir du temps qu'il fait ! » confie-t-il en nous tendant une feuille d'huître, de l'oseille sauvage et un pétale de rose trempé dans du vinaigre.
C'est ça, Noma, un livre dont on ne connaît jamais l'histoire à l'avance puisque les pages s'écrivent au fil des saisons. Des tableaux miniatures éphémères que l'on ne retrouvera plus. Au dîner du 24 mai, voici ce que cela donnait : « Monsieur, pour démarrer, du jonc des marais. » Vous avez bien entendu ce que le maître d'hôtel a dit. Une tige de 1 mètre de longueur dont on trempe la pointe taillée sur une dizaine de centimètres dans une sauce à la poudre de noisettes. Une suite tout aussi déroutante: une boule de mousse de lichen frit; le muikko, un petit poisson finlandais fumé et salé, dont la queue et la tête ressortent d'une sphère à la texture d'un beignet renfermant de la gelée de concombre; des radis en pot plantés dans une crème au cerfeuil et à l'estragon recouvert d'une terre de malt; une langoustine alanguie sur un rocher avec des émulsions marines d'huîtres; des crevettes crues étalées sur de la glace avec de la poudre d'oursin émiettée au milieu de petites pierres; des asperges avec des épines de pin; du ris de veau caché sous des herbes; une mousse d'argousier glacée avec des aiguilles de carottes et un yaourt au lait de brebis...
Entre les douze mises en bouche et les douze plats mitonnés par les 25 cuisiniers, on a passé quatre heures sur une chaise tapissée d'une peau de mouton, face à une table sans nappe, simplement habillée d'une bougie blanche, dans une salle à manger aux murs gris clair d'un ancien hangar des docks, et l'on a pas vu le temps passer. Dans ce temple où les codes du service volent en éclats, on se sert plus souvent de ses doigts que de ses couverts. Le chef quitte parfois le piano pour expliquer aux amateurs ce qu'ils sont en train de manger.« C'est primordial, la relation avec le client. Je privilégie l'échange », insiste Redzepi. Marié, père de deux petites filles - dont la dernière est née le soir où nous dînions à Noma -, le génie des lieux pense raccrocher le tablier « d'ici à quelques années au plus ». Certainement parce que, comme son frère jumeau, il se souvient de son père, chauffeur de taxi, et de sa mère, femme de ménage, qui se sont usés au travail.
Reste une difficulté : obtenir une table à Noma.« Pas une seule place avant le 31 août. Nous ouvrons les réservations pour septembre à partir du 1er juin, et tout sera complet en quelques minutes », prévient-on. Une expérience si inoubliable qu'on en oublierait presque l'addition, qui atteint 350 euros par personne avec l'accord des vins, l'eau minérale et un thé.« Quatre ans après, je me souviens de chaque saveur. ça m'en donne des frissons », raconte Alain Passard, chef de l'Arpège, 3 étoiles à Paris. Si c'est lui qui le dit...
René Redzepi
Né le 16 décembre 1977 à Copenhague.
1993 Restaurant Pierre André, à Copenhague, 1 étoile.
1998 Le Jardin des sens, à Montpellier, 3 étoiles.
1999 El Bulli, à Rosas (Espagne), 3 étoiles.
2001 The French Laundry, à Yountville (Etats-Unis), 3 étoiles.
2001 The Kong, chez Hans Kælder, à Copenhague, 1 étoile.
2003 Ouverture du Noma, à Copenhague.
2005 1re étoile.
2007 2e étoile.
2009 3e meilleur restaurant du monde.
2010 et 2011 Meilleur restaurant du monde.
Recette : Le bonhomme de neige
1 «J'ai pris une racine de carotte pour constituer le nez,
cette touche qui humanise ma création.
2 En guise de corps, j'ai fait un sorbet à la carotte. J'ai congelé
ma boule de glace avant de la plonger quelques secondes dans un bain d'azote liquide à - 200 °C. Je l'ai ensuite enrobée d'un glaçage au yaourt à l'aide d'un pistolet pulvérisateur.
3 Pour dessiner les jambes, j'ai utilisé une boule de meringue.
J'ai mélangé du sucre avec de l'eau et du vinaigre de pomme. Avec une poche à douille, j'ai façonné une sphère de 3 centimètres de diamètre.
4 La tête meringuée est constituée de crème d'argousier.
C'est une petite baie orangée que l'on trouve en Scandinavie. Je l'ai choisie parce qu'elle présente un côté acide et astringent très intéressant. Elle sert de révélateur au dessert. Elle tranche avec l'amertume de la carotte et se marie parfaitement avec la subtilité de la meringue et du glaçage au yaourt.
5 Pour obtenir la consistance neigeuse
de la poudre de yaourt et de la purée de carotte, j'ai gratté avec une fourchette. »
L'histoire : Il faisait un froid extrême l'hiver 2008-2009 au Danemark. La neige tombait sans arrêt , tout était gelé. Je cherchais depuis plusieurs mois à créer une douceur à base de carotte. Je séchais. L'idée m'est venue en faisant un bonhomme de neige pour ma petite fille. En plantant la carotte qui faisait office de nez, j'ai eu une révélation. Dès que j' ai mis ce dessert à la carte, il a fait sensation. Il est devenu culte !
Recette : Choux et huîtres d'hiver
1 « Les huîtres viennent du Danemark, précisément de Limfjorden.
Elles dégagent une saveur puissante. Par contre, elles ne sont pas très salées. Ce qui me plaît, c'est qu'elles ont une vraie identité. Je les découpe avec un couteau à poisson de manière à les déguster en plusieurs fois.
2 J'ai caramélisé du chou de Milan. J'y ai glissé de l'ail, de l'échalote, du thym
et de l'huile de colza avant de le refermer en forme de rouleau.
3 J'ai retiré une feuille de chou noir avec sa tige. Je l'ai laissée
telle quelle car je voulais qu'on la retrouve à l'état brut. Je l'ai légèrement colorée pour qu'elle soit tendre.
4 J'ai découpé une feuille de chou blanc en veillant à conserver sa forme.
Je l'ai taillée en filaments comme si je lui avais fait une coupe de cheveux. J'ai volontairement voulu obtenir la forme d'un disque.
5 J'ai extrait une feuille de chou pointu en lui donnant l'aspect d'une spirale.
6 J'ai gardé la tige des deux feuilles de chou vert. J'ai misé sur le côté
croquant. C'est une invitation à la gourmandise. »
L'histoire : « J'ai associé la terre et la mer. L'huître et les choux sont faits pour s'entendre. Le beurre fumé et la verveine donnent un côté floral. L'assiette parle toute seule, pas d'artifices. La simplicité, c'est ce qu'il y a de meilleur. »
Recette : Dessert truffé
1 « Cette meringue a été brûlée instantanément au chalumeau avant
d'être concassée. Elle a l'allure du popcorn.
2 J'ai fouetté de la bière brune avec de la poudre de blanc d'oeuf
pour avoir une texture molle. Après deux heures de repos, j'ai réparti à l'aide d'une poche à douille le tout sur une plaque Silpat en dessinant une petite branche d'arbre. Elle est croustillante à souhait.
3 Qui mieux qu'une truffe en trompe-l'oeil pouvait représenter la terre ? Le quark, qui est un fromage frais à la consistance de crème fraîche, était parfait. Il est à la fois doux et légèrement acidulé. Des parures de truffe finement émincées et des cendres de foin ont permis de donner cet aspect noir foncé. »
L'histoire : « Je désirais que le client se sente en pleine forêt, c'est la raison qui m'a poussé à imaginer une branche d'arbre. On dirait de multiples racines. La mousse de quark noire a l'apparence d'une truffe fraîchement sortie de terre. J'ai l'impression d'avoir créé une oeuvre qui est une sorte de nature morte. »
Recette : Saint-jacques et oursins, argousier et muikko
1 « Les muikko sont des petits poissons finlandais fumés et salés
aux flancs argentés que l'on trouve près de la ville de Levi. Ils proviennent des rivières et ressemblent à des ablettes.
2 J'ai recueilli le jus des oursins. J'ai retiré leur langue. Je les ai mises dans le congélateur avant de les réduire en purée. J'ai monté un sabayon qui fait office de sauce pour tremper les autres ingrédients.
3 J'ai réparti des gouttes d'huile de colza sur la sauce aux oursins. C'est la seule que j'utilise dans ma cuisine, j'ai banni celle d'olive.
4 J'ai laissé les baies d'argousier comme je les ai trouvées. Ces petits fruits jaune orangé avec une forte teneur en vitamines présentent une belle acidité et une astringence plaisante. Ils se cueillent sur les dunes ou les falaises.
5 J'ai tranché des noix de saint-jacques. Je les ai laissées macérer vingt-quatre heures au réfrigérateur en les saupoudrant de sel et de sucre. Je les ai ensuite escalopées.
6 J'ai déposé sur les saint-jacques des paillettes de sel pour faire exploser leur goût. »
L'histoire : « Je suis remonté deux mille ans en arrière quand l'homme pêchait. Il se nourrissait de ce tout qu'il trouvait dans la nature. Les produits de ce plat viennent de Scandinavie. Il y a peu de travail. C'est une recette ancestrale, un hommage à mon peuple. »
Recette : Radis en pot
1 « J'ai choisi des radis de différentes couleurs.
Je souhaitais que ce soit visuel. J'ai volontairement laissé les fanes, parce que tout se mange. On a l'impression d'être dans un potager et de cueillir des légumes. Je les ai plantés dans la terre de malt en les arrosant d'eau et de sel.
2 Pour confectionner la crème aux herbes,
j'ai pris du persil, de la ciboulette, de l'estragon, du cerfeuil, de l'échalote pelée et des câpres. Je voulais que ça soit goûteux. Pour obtenir une belle texture, j'ai ajouté de la mayonnaise.
3 Pour donner l'impression d'avoir de la terre du jardin, j'ai réuni de la farine, de la farine de malt, de la farine de noisette, du sucre en poudre. J'ai tout mélangé dans un saladier puis j'ai transvasé ma préparation dans un robot en versant régulièrement de la bière blonde. J'ai ensuite fait sécher l'ensemble pendant 6 heures au four. J'ai réitéré la même opération le lendemain en remplaçant la bière par le beurre. J'ai enfin associé les deux préparations. »
L'histoire : « La première fois que j'ai servi ce plat en 2005, devenu aujourd'hui le plus célèbre de Noma, j'ai observé les clients. Je souriais car ils essayaient tous de gratter les radis croyant qu'ils étaient pleins de terre. En fait, c'était de la terre de malt parfaitement comestible. Ce qui me plaît ici, c'est que l'on utilise les mains pour manger. Ce n'est ni plus ni moins que des crudités, mais c'est magique. ».
« Noma. Le temps et l'espace dans la cuisine nordique», de René Redzepi. Illustrations Ditte Isager (Phaidon, 372 pages, 49,95 E).
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