vendredi 26 août 2011

ANALYSE - Quand la Chine sera au sommet - Arnaud de la Grange


Le Figaro, no. 20859 - Le Figaro, vendredi 26 août 2011, p. 2

Dans vingt ans, la République populaire représentera un quart de l'économie de la planète. Avec un milliard et demi d'habitants, ce sera un laboratoire pour l'urbanisation de masse.

Une fois de plus, l'empire a changé de capitale. Comme bien d'autres dynasties avant elle, celle des dirigeants communistes a décidé de faire basculer le centre de gravité du pays. Au gré des conquêtes et des alliances, les maîtres de la Chine ont posé leurs étendards en bien des lieux de l'immense contrée. Luoyang, dans le Henan, la mythique Changan - l'actuelle Xi'an et son armée enterrée -, Kaifeng sous la dynastie Song, Nankin (la « capitale du Sud »), tant au XIVe siècle que dans la première moitié du XXe, quand la république est créée. Et bien sûr Pékin, la « capitale du Nord » où les Ming déménagent le pouvoir en 1421. Et bien, en cette année 2030, c'est une « capitale du centre » que la dynastie rouge a décidé de donner à la Chine. Chongqing, cette folle mégapole de plus de 30 millions d'habitants, nichée dans les boucles du Yang Tsé. Les dirigeants chinois ont voulu aller au bout de leur logique. Celle de rééquilibrage du pays. La fameuse politique du « Go West ». Après des décennies de croissance échevelée sur l'est et la frange côtière, le cap a été mis sur le développement de l'hinterland et la création d'un solide marché intérieur.

Tête de pont vers les terres centrales et occidentales, au coeur du pays, Chongqing s'est imposée. Un temps capitale lors de la guerre sino-japonaise, entre 1937 et 1945, elle a repris du galon. Certes, la rupture n'est pas aussi brutale. Pour des raisons évidentes, Pékin - où Mao proclama la République populaire - n'a pas été remisée sur les étagères provinciales. Comme ce fut parfois le cas dans l'histoire chinoise, il y aura désormais deux capitales, l'une principale et l'autre secondaire. Pékin garde des attributs de pouvoir. Mais c'est à Chongqing que s'est installée la Banque centrale, comme la moitié des ministères et des grandes administrations. C'est là aussi que se tient, en alternance avec Pékin, les sessions annuelles de l'Assemblée nationale populaire (ANP), le Parlement chinois.

La première économie mondiale

Le développement y est spectaculaire. La Zone économique spéciale lancée en 2010 a quatre fois la taille de sa grande soeur pionnière, créée à l'aube de l'ouverture des années 1980 par Deng Xiaoping. Officiellement, elle se veut le « nouveau moteur du développement de l'Ouest ». Centrée sur un grand marché de 250 millions de personnes. Comme cela avait été planifié en 2011, avec le 12e plan quinquennal, le quart des ordinateurs vendus en Europe est désormais construit ici. Beaucoup d'entreprises - chinoises comme étrangères - ont choisi la « relocalisation intérieure », pour échapper à la montée des salaires sur la côte, dans les fiefs exportateurs historiques, autour de Shanghaï ou Canton. Les travaux d'infrastructures ont été démentiels. Un immense aéroport avec trois terminaux a été inauguré en 2015, en même temps qu'un gigantesque port fluvial. Et surtout, la ville se veut au départ d'un « nouveau pont continental eurasiatique ». Une nouvelle voie ferrée relie Chongqing à Rotterdam, à travers le Xinjiang, le Kazakhstan, la Russie, la Pologne et l'Allemagne. Par cette voie, assure-t-on, les conteneurs mettent vingt-quatre jours de moins pour aller de Chine en Europe que par la route maritime classique.

À Chongqing, aujourd'hui, on fête aussi un moment historique. La Chine est devenue la première économie mondiale. Elle totalise désormais plus d'un quart du PIB de la planète. Dès l'été 2011, Hu Angang, du Development Research Center du Conseil d'État (le gouvernement chinois), nous disait que « la Chine sera la 1re économie mondiale bien avant 2030. D'après nos prévisions et selon les critères pris en compte, elle dépassera les États-Unis entre 2016 et 2019 ». Évidemment, si l'on considère le revenu par habitant, c'est une autre affaire. Le même expert rappelait qu'en 2010, le PIB par habitant était de 4 249 dollars et qu'il devrait atteindre 46 670 dollars en 2030. « Cela représentera alors entre 52 % et 56 % du PIB par habitant aux États-Unis, ce qui fera entrer la Chine dans la catégorie des pays à hauts revenus », poursuivait Hu Angang. À cette date-là, aussi, il ne devait plus y avoir de Chinois au-dessous du seuil de pauvreté. Le taux de pauvreté, encore de 15,9 % en 2005 - soit 200 millions de personnes - devait tomber à 5 % en 2015, 1 % en 2020 et être réduit à néant avant 2025. Toujours selon ce think-tank gouvernemental, le gouvernement ne poursuivant plus une croissance rapide à tout prix mais une élévation de sa qualité, celle-ci devrait ralentir tout en restant solide, autour de 8 % entre 2011 et 2020, et 7 % entre 2021 et 2030. En supposant bien sûr que les prédictions alarmistes de certains économistes, annonçant à terme une deuxième « crise asiatique » avec l'explosion des diverses bulles chinoises, ne se soient pas réalisées.

Défis environnementaux

C'est dans les rues, noires de voitures, que l'émergence chinoise se lit de manière la plus forte. Les prévisionnistes ne se sont guère trompés. En 2011 toujours, ils estimaient que le taux d'équipement serait de 200 voitures pour 1 000 habitants dès 2022, contre 27 pour 1 000 alors (et environ 600 pour 1 000 en Europe). « Ce qui est fascinant, c'est que c'est ici que la poussée vers les nouvelles énergies est la plus forte, nous confiait alors Stéphane Koeppel, de Mercedes Benz-Chine. C'est ici que, par la force des besoins, l'on va voir se créer de nouveaux modes de mobilité, dans les villes et entre les villes. » Le problème est de gérer cette masse à quatre roues. Les ingénieurs chinois ont beau imaginer des bus futuristes en hauteur, enjambant le trafic comme ces tracteurs haut perchés au-dessus des vignes, les grandes villes se heurtent à un douloureux casse-tête. En 2030, la population urbaine chinoise a gonflé jusqu'à un milliard d'habitants, avec l'afflux vers les villes de 350 millions de personnes supplémentaires en vingt ans, confirmant les prévisions d'un rapport du cabinet McKinsey & Company de juillet 2011. Un mouvement d'urbanisation sans précédent, qui a multiplié par deux le nombre de villes de plus d'un million d'habitants. Et s'est traduit par la construction de 50 000 gratte-ciel, soit l'équivalent de dix fois la ville de New York ! Mais les défis environnementaux restent immenses, malgré la volonté « verte » politiquement affichée.

L'un des principaux problèmes de la Chine de 2030, c'est qu'elle a « vieilli avant de devenir riche », comme nous le disait il y a vingt ans un universitaire de Pékin. Le « pic » de population est en passe d'être atteint, entre maintenant et 2035, avec quelque 1,45 ou 1,5 milliard de citoyens. Même si des aménagements ont été faits ici ou là, la politique de l'enfant unique n'a pas été remise en cause au plan national. « Au milieu de ce siècle, si rien ne change, la Chine aura la population la plus vieille du monde, plus vieille encore que celle du plus vieux pays occidental aujourd'hui, expliquait dès 2011 l'un des pionniers de la démographie chinoise contemporaine, Baochang Gu, de l'Université du peuple, nous aurons 100 millions de personnes de plus de 80 ans ! » On s'en rapproche. Les « plus de 65 ans » qui étaient 100 millions en 2008, soit 8 % de la population, seront 340 millions en 2050, soit près de 25 % de la population. Déjà en 2025, on a atteint le ratio de 32 personnes âgées pour 100 actifs contre 16 pour 100 quinze ans avant, et ce chiffre devrait encore doubler d'ici à 2050 pour atteindre 61 pour 100. Or, cette évolution rapide se fait dans un pays où les systèmes de retraite et de sécurité sociale sont encore légers.

« Pénurie de femmes »

L'autre grand problème démographique a été spectaculairement mis en lumière par la retentissante entrée en Bourse à Wall Street, à l'automne 2029, du site Internet chinois zhaolaogong.com (« trouver un mari »). Le déséquilibre hommes-femmes, en effet, n'a cessé de s'aggraver. Un effet pervers de la politique de l'enfant unique. La remise à l'honneur de Confucius, pour qui l'homme était supérieur en condition à la femme, n'a pas arrangé l'affaire. Résultat, le ratio de naissances - de 120 garçons pour 100 filles dès 2011 - a créé un excédent d'hommes, d'au moins 70 millions en 2030 ! On imagine la difficulté de trouver une épouse, et le casse-tête social et économique, avec tous ces hommes seuls sans famille pour les soutenir dans leurs vieux jours. Exploitant cette « pénurie de femmes », des agences et sites chinois ont fait fortune sur de nouveaux flux transfrontaliers de l'amour. Ils sont en version chinoise, mais aussi coréenne, russe, mongole, birmane, vietnamienne et autres langues d'Asie du Sud-Est. Car heureusement, tous les pays voisins sont riches en éléments féminins, et nettement moins en points de croissance...

Forte de ses atouts, la Chine joue de plus des coudes sur la scène internationale. Sans sortir totalement de sa posture ambiguë de grande puissance montante qui rechigne à prendre sa part du fardeau. C'est à reculons que Pékin a pris la tête d'une intervention multinationale à la frontière pakistano-afghane, pour protéger ses alliés d'Islamabad des menées déstabilisatrices des talibans, de nouveau aux affaires à Kaboul. Une grande première, résultat du forfait des États-Unis, étranglés par leur dette et échaudés par le coût de leur interventionnisme des années précédentes. En termes de puissance globale, l'Amérique garde cependant encore la main. Les dirigeants chinois, d'ailleurs, préfèrent rester concentrés sur leurs défis internes. La classe moyenne, passée de 300 à 800 millions de personnes, entend de plus en plus renégocier les termes du contrat social qui la lie au pouvoir communiste et fonde la pérennité de ce dernier. Donner les clés du système en échange de la prospérité ne suffit plus. La sixième génération de dirigeants communistes, qui a tenu le pays de 2013 à 2023, n'a pas eu la hardiesse de bousculer les choses. Et celle qui suit est sous la pression des « cybercitoyens ».

Pour une libéralisation politique, il faudra attendre encore un peu. Vingt ans de plus, peut-être. Deng Xiaoping avait prédit que la République populaire serait une démocratie quand elle fêterait ses 100 ans. Soit en 2049.

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