vendredi 19 août 2011

EXTRAIT - "La gauche à l'épreuve" par Jean-Pierre Le Goff


Marianne, no. 748 - Idées, samedi 20 août 2011, p. 54

A huit mois de l'élection présidentielle, Jean-Pierre Le Goff pointe sans détour les errements idéologiques d'un certain socialisme français qui a oublié le peuple. Extraits exclusifs de "la Gauche à l'épreuve".

Une présidentielle de tous les dangers s'annonce pour la France. Beaucoup pensent qu'il est temps pour la gauche de resserrer coûte que coûte les rangs, de renoncer au débat, de se mentir au besoin. Tel n'est pas le cas de Jean-Pierre Le Goff. Il n'y a que la vérité qui sauve, pour ce disciple de Claude Lefort. Avec la Gauche à l'épreuve, le sociologue publie ce 25 août un recueil mis à jour sur la faillite de la version libérale et moderniste du socialisme, trop longtemps oublieuse des classes populaires et des idéaux de la République. Celle-là même qui pensait triompher, sans péril, dans l'ombre de Dominique Strauss-Kahn, et qui se retrouve empêtrée, sans gloire, dans des contradictions jamais résolues et pas même affrontées depuis les années 80. "La gauche est-elle morale ?" se demandait Christophe Prochasson dans un essai paru l'an dernier (Flammarion). Le Goff prend aujourd'hui le risque de prolonger cette interpellation. A ses yeux, le kérosène de l'antisarkozysme n'épargnera pas à la nomenklatura socialiste un examen de conscience concernant les quarante années écoulées. Il n'est jamais trop tard pour cesser de faire semblant.

Aude Lancelin


EXTRAITS


D'une fausse victoire annoncée

Ce qui paraissait impensable est arrivé comme un tremblement de terre sur un chemin qui semblait tout tracé : l'homme politique sur lequel beaucoup de militants du Parti socialiste comptaient pour vaincre la droite à l'élection présidentielle a été arrêté dans une affaire de moeurs. [...] L'"affaire DSK" est devenue le symbole d'une décomposition dont se nourrit l'extrême droite depuis longtemps. Elle est à la fois spécifique et exceptionnelle par la personnalité mise en cause, l'importance des responsabilités exercées au sein d'une institution internationale, l'impact et les effets mondiaux de sa chute... en même temps qu'elle révèle un état de la politique et de la société qui est l'une des sources du mal-être français. En ce sens, l'"affaire DSK" n'est pas une simple "affaire privée", comme certains responsables du PS l'ont laissé entendre. Quelle qu'en soit l'issue, l'événement laissera des traces au sein de la gauche et dans l'opinion, même si les candidats à la présidentielle entendent mettre l'accent sur leurs propositions. Le PS comme une bonne partie du milieu politique et médiatique, ne peut évacuer la question : comment a-t-on pu valoriser un homme politique, certes compétent, mais dont les "fragilités" étaient connues par l'essentiel des cénacles dirigeants, au point de le considérer comme un excellent candidat à la tête du FMI et, en France, aux plus hautes fonctions de l'Etat ? Comment ignorer le risque, et ses conséquences possibles pour l'image du FMI, de la France dans le monde et des hommes politiques dans le pays ?

Le monopole du bien

Mais, à vrai dire, l'émotion, le réflexe de défense, l'enfermement dans une logique d'intérêts politiques et électoraux à courte vue n'expliquent pas tout. Il existe une difficulté à affronter une réalité difficilement intégrable dans le schéma mental et culturel qu'a adopté une bonne partie de la gauche depuis longtemps. L'"affaire DSK" a été vécue comme un "tremblement de terre" non seulement parce qu'elle rendait brutalement caduque une stratégie électorale supposée victorieuse, mais, plus fondamentalement, parce qu'elle mettait directement en cause une idée clé de la gauche qui structure son identité depuis longtemps et constitue comme un point aveugle de certitude : la gauche dispose d'une supériorité morale sur ses adversaires, elle est en quelque sorte la dépositaire de l'idée du bien. [...] Cette croyance en la suprématie éthique de la gauche est l'un des fondements de son identité et constitue un obstacle à son renouvellement. Elle est présente aux débuts mêmes du socialisme, dans une situation historique marquée par l'existence et la dynamique du mouvement ouvrier, et s'est dégradée avec la fin de ce dernier. Alors que l'ancienne doctrine tombait en morceaux et que la gauche reprenait largement à son compte un gauchisme culturel post-soixante-huitard, la morale a de plus en plus servi de "faire-valoir" et d'argument d'autorité dans les débats, en jouant confusément sur deux registres à la fois : le maintien de la vieille idée selon laquelle la gauche est la représentante naturelle des couches populaires en usant des bons sentiments ; le modernisme branché en matière de moeurs et de culture qui érige les évolutions dans ces domaines en nec plus ultra d'un progressisme revisité.

Quand les élites se lâchent

Enfin, l'"affaire DSK" étale au grand jour l'existence d'un monde de l'argent, de la réussite et du pouvoir qui s'est cru tout-puissant et a tous les traits d'une nouvelle nomenklatura. Par-delà la défense de liens familiaux et amicaux, ce monde en vase clos fait preuve d'un étonnant esprit de caste quand l'un des siens se trouve mis en question. En l'occurrence, l'invocation du populisme, le rejet de l'égalitarisme et de la démagogie ne peuvent servir à masquer le fossé existant : pour l'immense majorité des citoyens ordinaires, les sommes étalées par une partie des élites concernées et son mode de vie sont tout simplement inimaginables [...]. "Ils se croient tout permis !" Cette réflexion partagée par de nombreux citoyens témoigne d'un sens commun que le spectacle médiatique avait tendance à faire oublier. Le problème du rapport de certains politiques à l'argent et à la réussite ne date pas de l'"affaire Strauss-Kahn", et il amène à s'interroger sur ce qu'il en est aujourd'hui du rapport à l'institution. On connaît les difficultés de Nicolas Sarkozy, particulièrement manifestes lors de la campagne électorale et du premier moment de sa candidature, à se hausser à la hauteur de la fonction présidentielle, sa propension à étaler sur la place publique ses goûts, ses humeurs et son ego. Sans revenir au formalisme rigide d'antan, occuper une telle fonction n'en implique pas moins retenue, maîtrise de soi, sacrifices et dévouement, autant de qualités qui n'ont rien d'ordinaire et semblent devenues plus rares aujourd'hui. Dégradation [...] symptomatique d'une situation sociale historique marquée par un nouvel état des moeurs et une nouvelle façon de gouverner qui ont produit des effets déstructurants. Cette situation concerne tous les grands partis politiques et n'est pas propre à un camp.

La catastrophe Sarkozy

Dans un précédent opus [La France morcelée, Gallimard], j'ai montré comment l'élection de Nicolas Sarkozy en 2007 s'inscrivait pleinement dans le mal-être qui règne dans le pays, malgré le thème de la "rupture" mis en avant dans sa campagne électorale. La catharsis électorale n'a pas débouché sur un changement d'époque et une reconstruction, mais sur un activisme politique et managérial tous azimuts, sans stratégie et sans vision. Beaucoup d'électeurs déçus ont pu se demander pour qui au juste ils avaient voté, tellement le décalage est apparu grand entre les discours écrits par d'autres et le comportement d'un président qui s'apparentait à celui d'un nouveau riche étalant sa réussite et d'un manager valorisant à outrance la "réactivité", les "effets d'annonce" et la "communication". Depuis lors, les fractures et les divisions du pays se sont accentuées sous les effets d'une politique réactive et démagogique pour laquelle le progrès social semble être avant tout considéré comme un obstacle à la compétitivité dans le cadre du libre-échange mondialisé. Dans les domaines de la sécurité et de l'immigration, la politique menée à grand renfort de communication est apparue de plus en plus proche des thématiques du Front national. Après la création d'un ministère de l'Identité nationale et de l'Immigration, le discours de Grenoble a marqué un tournant de cette politique : en proposant de retirer la nationalité française à toute "personne d'origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d'un fonctionnaire de police ou d'un militaire de la gendarmerie ou de toute autre personne dépositaire de l'autorité publique", il remet directement en cause un principe républicain essentiel qui consiste à ne pas distinguer entre les citoyens français et à leur reconnaître à tous les mêmes droits. Emis par le plus haut sommet de l'Etat, il vient cautionner de fait la distinction entre Français "de souche" et Français d'origine étrangère qui a toujours été un cheval de bataille de l'extrême droite.

La gauche, le cynisme et le peuple

Le cynisme se retrouve à gauche comme à droite, mais la façon dont la gauche s'est approprié la morale fait peser sur cette dernière un poids de responsabilité particulière. Dès l'origine, le socialisme a fait valoir une primauté en la matière [...]. Dans "Le socialisme est une morale" (1894), Jean Jaurès explique les raisons qui font que le socialisme "est déjà, par lui-même et en lui-même, une morale" : les militants affrontent les privations et les défis, ils développent l'idée de solidarité contre l'égoïsme individuel, et le prolétariat, en défendant ses propres intérêts, lutte en même temps pour l'humanité tout entière. Pour Jaurès, le socialisme, s'il part bien des revendications matérielles, est en même temps un "véritable créateur d'idéal". "Nous sommes à ce point de l'évolution historique où l'intérêt d'une classe, le prolétariat, se confond avec l'intérêt de l'humanité et où dans l'affranchissement espéré de cette classe perce l'affranchissement de l'humanité." Le socialisme des origines était sous-tendu par une générosité et une espérance liées à la réalité du mouvement ouvrier de l'époque, qu'on a maintenant du mal à imaginer. [...]

Aujourd'hui, la référence à la mission historique du prolétariat apparaît comme un mythe d'un autre âge, la dynamique passée du mouvement ouvrier est morte et la composition sociologique de ce qu'on a appelé plus tard le "peuple de gauche" a pour le moins changé. Mais la gauche n'a pas renoncé à s'approprier la morale : à mesure que son ancienne doctrine tombait en morceaux, elle a sombré dans l'imprécation et la dénonciation. La Gauche sans le peuple, dénonçait en 2004 un essai [Fayard] soulignant le basculement qui s'est opéré depuis la victoire de François Mitterrand en 1981. Les classes populaires n'ont pas disparu, mais beaucoup "se sont trouvées pleines de petits prolétaires de rechange" à travers les exclus, les immigrés, les jeunes des banlieues, les "mal-logés", les "sans-papiers", auxquels n'ont pas manqué de se joindre les étudiants et les lycéens, les femmes, les "gays, lesbiennes et trans", puis les Indigènes de la République, les "Noirs de France" et autres groupes revendiquant un statut de victimes et réclamant des droits.

La gauche s'est mise à faire référence à ce nouveau composite où la question sociale se mêle à celles des moeurs et des identités particulières dans la plus grande confusion. Dans le même temps où se développait le chômage de masse, le thème de la "fin du travail" a aussi été mis en avant, érigeant les activités socioculturelles et les loisirs des nouvelles couches moyennes en nouveau modèle de vie à vocation universelle. Au PS, la "gauche culturelle" a tenu en respect la "gauche sociale" et républicaine, et ses porte-parole sont apparus comme les représentants des intérêts et des valeurs d'une nouvelle nomenklatura.

Une gauche médiatique et branchée a érigé le jeunisme et le "tout-culturel" en dogmes de la modernité, considérant les couches populaires comme composées de "beaufs" invétérés. Cette gauche a mené la lutte contre l'extrême droite en donnant des leçons de morale au peuple, elle s'en est servie comme punching-ball et faire-valoir, contribuant ainsi à la mettre au centre du débat politique. La façon dont la lutte antiraciste a été menée sous le drapeau "Black, Blanc, Beur", pour faire pendant à l'extrême droite, a réintégré de fait les notions d'ethnie et de race, enfermé le débat dans un faux choix face au nationalisme xénophobe et chauvin.

La faute aux marchés ?

Ce modernisme culturel coexiste confusément avec un économisme réducteur dans l'explication des phénomènes sociaux. Contrairement à ce que la gauche affirme trop facilement, la "dictature des marchés" n'est pas responsable de tous nos maux. La question mérite d'être posée autrement : pourquoi la France et les autres démocraties européennes n'ont-elles pas su s'y opposer ? Autrement dit : que s'est-il passé au cours de ces quarante dernières années pour que le dogme économique libéral - et non le libéralisme comme tel - ait triomphé ? Que s'est-il passé pour que le modèle de fonctionnement du marché ait été considéré comme une référence centrale et utilisé pour l'ensemble des activités, et ce dans un pays comme la France dont l'identité était liée à une certaine idée de la culture et de la politique, de son rôle dans l'histoire et dans le monde ?

Les réponses ne sont pas seulement à chercher dans le champ économique, mais dans la rencontre qui s'est opérée entre la logique du marché et une décomposition des ressources sociales, politiques et culturelles qui jusqu'alors s'opposaient à son hégémonie et l'encadraient. "Vivre et penser comme des porcs", pour reprendre le titre d'un pamphlet [de Gilles Châtelet, Gallimard], n'est pas un simple effet de domination ou de domestication du nouvel "ordre mondial libéral", mais est lié à une "désymbolisation" qui appréhende le monde sous l'angle de la mécanique et de l'utilitarisme, de l'efficacité et de la rentabilité à courte vue dans tous les domaines de l'existence individuelle et collective.

La Gauche à l'épreuve (1968-2011), de Jean-Pierre Le Goff, Perrin, coll. "Tempus", 288 p., 8,50 €.

Jean-Pierre Le Goff: Né en 1949, Jean-Pierre Le Goff, sociologue, préside le club Politique autrement. Il est notamment l'auteur du Mythe de l'entreprise : critique de l'idéologie managériale et de Mai 68 : l'héritage impossible, publiés à La Découverte.

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