La Tribune (France), no. 4779 - Éditoriaux et opinions, jeudi 4 août 2011, p. 23
Après une dizaine d'années passées en Chine, dans la province de Guangxi, notamment comme directeur général d'une usine de maroquinerie, Jérôme Berny s'est reconverti, de retour en France, dans le conseil et la recherche de partenaires en Chine. Jusqu'ici, rien de bien original, sauf qu'il vient de lancer un blog très pratique sur le thème " Comment faire avec les Chinois ? " Un site très instructif pour tous ceux qui s'intéressent à l'empire du Milieu (www.reussirenchine. com).
En Chine, le repas est une étape essentielle de tout processus relationnel, qu'il soit d'ordre professionnel ou privé. Tout passe par la table. L'objectif direct et immédiat d'un repas est simple : faire en sorte que les convives se sentent bien, qu'ils passent un moment agréable. C'est dans cette optique que l'alcool intervient, jouant pleinement son rôle désinhibant. L'alcool est en Chine un puissant vecteur de socialisation. Il n'y a pas de repas sans que des toasts soient portés. Les sentiments de colère, de joie, de déception ou d'étonnement s'extériorisent davantage dans les cultures d'Occident alors qu'ils paraissent mieux contrôlés en Asie. Je pense que ce cliché culturel possède sa part de vérité. Il n'est pas facile de contrecarrer une tradition comportementale millénaire. L'alcool peut alors aider à faire tomber ce masque opaque, l'espace de quelques heures, le temps qu'il faut pour offrir à son entourage un peu de son vrai soi.
Accepter de boire avec un interlocuteur, c'est tout simplement accepter de s'ouvrir à lui. C'est l'autoriser à voir qui se cache derrière notre façade, permettant ainsi d'entrer dans une relation d'intimité. Pour qu'il y ait intimité, il faut qu'il y ait rapprochement. Pour qu'il y ait rapprochement, il faut qu'il y ait parité. La parité n'est alors possible que si les barrières sociales, culturelles ou intellectuelles tombent le temps de l'entrevue. L'alcool permet alors de remettre tout le monde à niveau, lissant ainsi toutes ces différences qui, en temps normal, ne permettraient pas une relation naturelle. C'est toujours_ celui qui invite (car en Chine on ne partage jamais l'addition, même entre amis) qui prend l'initiative du premier toast, remerciant ainsi l'assemblée d'être réunie en sa présence. Ce rituel immuable marque le début du repas et des premiers coups de baguettes. C'est aussi le top départ d'un jeu très intéressant de sollicitations individuelles qui va se mettre en place, de manière informelle, autour de la table. C'est alors que va s'enclencher, dans l'apparente indifférence d'un repas convivial, un subtil enchaînement de sollicitations où chacun va trinquer avec l'ensemble des membres mais de manière exclusive, comme pour mieux individualiser ses considérations. Si nous sommes invités à un repas en Chine, il est important que nous prenions
l'initiative de trinquer avec chacun des invités, mettant ainsi en avant toute l'estime que nous leur portons.
Eux aussi nous solliciteront au cours du repas. Attention alors à ne pas rester passif attendant d'être interpellé pour trinquer et donner ainsi l'impression de seulement recevoir le respect des autres, sans prendre l'initiative d'en offrir. Omettre de trinquer avec l'un des membres en présence peut être perçu comme un affront par l'oublié(e) du soir. " Ganbei ! " L'un des premiers mots qu'un étranger apprend en Chine est " Ganbei " (se prononce " gane-beille ") qui, littéralement, signifie assécher le verre. Contrairement à nos habitudes françaises, en Chine, on ne sirote pas l'alcool, on l'ingurgite. La bière, le vin ou les autres spiritueux se boivent vite et par petites doses que l'on enchaîne joyeusement. Si une personne s'adresse à nous, brandissant son verre en prononçant la formule magique du " Ganbei ", cela signifie que nous devons chacun vider simultanément nos coupes. Aucune échappatoire n'est alors possible car un refus serait à coup sûr pris comme un affront. Ne vider le verre qu'à moitié si l'autre a tout bu n'est pas non plus la bonne stratégie. Au pire des cas, on peut toujours " négocier avec le solliciteur un " Banbei " (se prononce " bane-beille "), c'està- dire la moitié du verre. Si celui- ci accepte, nous serons quittes d'un demi-verre et lui aussi, d'où l'importance de se mettre d'accord avant que l'un des deux protagonistes n'ait commencé à boire.
Lorsque le repas_ est déjà bien avancé, les sollicitations peuvent prendre des airs de provocations et de défis. Ne soyons pas offensés, au contraire, cela signifie que l'objectif du repas est atteint. Gardons en tête que le but du jeu n'est pas de terrasser l'autre mais plutôt de le pousser vers ses limites. Il ne doit y avoir ni vainqueur ni vaincu, le repas est un moment amical où tout le monde doit être heureux. La victoire ne peut être que collective.
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