mercredi 17 août 2011

HISTOIRE - 1958, collectivisation agricole et famine - Jean-Luc Domenach


Marianne, no. 747 - L'été de Marianne, samedi 13 août 2011, p. 70

LES PLUS GRANDS DRAMES ÉCONOMIQUES DE L'HISTOIRE

La leçon du Grand Bond en avant

La "mise au travail" de la population voulue par Mao Zedong a entraîné une catastrophe économique, écologique et humaine sans précédent dans l'histoire du communisme chinois. En quatre ans, près de 45 millions de personnes sont mortes de faim et d'exactions.

Les responsables occidentaux aiment à souligner, et ils ont raison, l'éclatante différence qui sépare l'échec tragique de la politique économique poursuivie par Mao Zedong et les remarquables succès remportés ensuite par Deng Xiaoping puis ses disciples. Les malentendus commencent avec l'interprétation de ce contraste. En effet, il existe chez nous une sorte de consensus sur une idée qui flatte les oreilles occidentales : cette différence serait le reflet nécessaire de celle qui oppose deux idéologies, le communisme et le libéralisme, et deux régimes politiques, le totalitarisme et la démocratie. L'évolution chinoise aurait alors été l'effet de l'irrésistible évolution vers la mondialisation des économies. Or cette interprétation est largement inexacte. L'analyse historique conduit en effet à deux explications bien différentes du succès de Deng Xiaoping et celles-ci montrent que, malgré les novations, la "deuxième Chine" fonctionne encore à l'intérieur de l'histoire communiste.

Remarquons, en premier lieu, que l'incontestable "mise au travail" de la population chinoise, brillamment réussie par Deng Xiaoping et ses compagnons, ne s'est pas réalisée grâce à une rupture franche avec le modèle maoïste. Et pour cause : les principaux personnages qui ont opéré la prétendue "seconde révolution" de la Chine n'étaient pas d'anciens disciples de Liu Shaoqi ou de Zhou Enlai, jadis tenus pour "modérés". Les deux praticiens des "quatre modernisations", Hu Yaobang et Zhao Ziyang, qui sont considérés aujourd'hui comme des icônes de la "démocratie" en Chine, figuraient dans les années 50 et 60 parmi les "jeunes loups" favoris du Grand Timonier - le premier était un ancien guérillero formé "à la dure" pendant la Longue Marche et Zhao, lui, est réputé avoir dénoncé ses parents comme "propriétaires fonciers" au cours de la réforme agraire de 1950. Quant à Deng Xiaoping et à Chen Yun, les deux grands anciens qui avaient conçu et initié le fameux programme des "quatre modernisations", ils appartenaient au noyau des partisans de Mao Zedong depuis le début des années 30.

Sans doute Deng et Chen eurent-ils des divergences avec le président, notamment en matière de respect des institutions et de réalisme économique. Car Mao comprenait mal que l'on pût se séparer de lui pour des raisons de politique économique. Le pouvoir l'intéressait beaucoup plus que les justifications idéologiques dont il le parait, et infiniment plus encore que les moyens destinés à consolider le premier et donner corps aux secondes. Les politiques économiques et sociales, il les choisissait moins en fonction de leur cohérence avec le dogme que du supplément de pouvoir qu'elles apporteraient au Parti et plus encore à son chef.

En d'autres termes, au fil du temps, Mao a soutenu des politiques économiques très différentes, y compris certaines très modérées. Si Deng et ses compagnons ont eu l'habileté de présenter comme nouvelle leur politique des "quatre modernisations" en 1979, rien ne démontre leur volonté de rompre avec le modèle maoïste : ils adoptaient simplement une politique qui visait à sauver un régime affaibli et à renforcer le pouvoir du Parti et la puissance de l'Etat tout en distribuant à leurs meilleurs serviteurs, les cadres communistes, des avantages substantiels - ce que Mao avait dans la pratique toujours parfaitement admis.

Priorité à l'économie

Ajoutons que la nouvelle politique a mis en oeuvre des méthodes en parfaite continuité avec le passé maoïste : à l'intérieur, un maintien du pouvoir du Parti sur l'économie, un refus absolu de toute détente politique et culturelle et la destruction de toute autonomie sociale ; à l'extérieur, l'espionnage industriel, la prédation commerciale et l'exploitation sans vergogne des biens communs de l'humanité. Ces continuités n'ont pas été remises en question par le démarrage de l'économie postmaoïste : il ne faut pas l'oublier au prétexte - par ailleurs incontestable - que, depuis l'entrée du pays dans la mondialisation et la mutation qualitative du progrès économique qui s'est ensuivie, les logiques sociales et politiques auxquelles le pays obéit ont commencé à changer.

Si l'engagement dans la mondialisation a joué un grand rôle dans le triomphe chinois, c'est seulement à partir de la fin des années 90 et de l'entrée du pays à l'OMC en 2001 - donc après que la Chine eut remis debout son appareil politique et économique, et surtout établi un double système de police de la main-d'oeuvre (garantissant des prix bas) et de filtrage politico-commercial (limitant l'entrée des produits étrangers). Cette opération a été l'oeuvre d'une équipe engendrée par le flux central du communisme chinois : adhésion au nationalisme puis au communisme, guérilla dans les campagnes puis totalitarisme politique, et finalement production d'une caste cohérente d'enfants de chefs solidement éduqués, les "fils de princes", qui détiennent aujourd'hui à peu près toutes les manettes du pouvoir. La véritable originalité des successeurs de Mao est d'avoir donné la priorité à l'économie sur le long terme, c'est-à-dire en excluant les à-coups révolutionnaires.

Mais le paramètre décisif fut que leur politique a rencontré une extraordinaire adhésion de la population, pour des raisons qui lui étaient propres et tenaient aux tragédies économiques et sociales vécues depuis 1949. Ici se trouve une des réalités chinoises les plus difficiles à admettre par des démocrates occidentaux. En un mot, la Chine n'a rien à voir avec la Pologne, c'est-à-dire que l'attrait des économies libérales d'Occident, voire du marché mondial, a joué jusqu'à une période récente un rôle absolument minime dans la "mise au travail" de la population chinoise. L'aide décisive, intellectuelle et financière fut apportée par le Japon et par Singapour : le premier démontrant que l'on peut utiliser les techniques occidentales pour dépasser les pays occidentaux, et le second, que l'on peut mettre en cage le capitalisme et ses effets sociaux. Quelle force d'attraction pouvaient donc avoir à la fin des années 70 les marchés occidentaux sur une population gavée de propagande nationaliste depuis des décennies et trop pauvre, trop dominée pour imaginer de s'y frayer un accès ? Les démocraties d'Occident n'étaient pas des alternatives crédibles, il ne pouvait exister de solution à l'extérieur du régime.

Erreurs et horreurs

En réalité, les successeurs de Mao ont fini par tirer les enseignements de trois catastrophes successives : les tueries de 1949, les errements de la Révolution culturelle au tournant des années 1965-1970 et, surtout, la tragédie du Grand Bond en avant, comparable par ses ravages aux saignées de la Seconde Guerre mondiale. Lancé le 18 novembre 1957 comme un défi aux Soviétiques et d'abord aux Occidentaux, le pari de rattraper en quinze ans la Grande-Bretagne - alors première puissance économique européenne - allait d'emblée tourner au désastre : entre 1958 et 1962, 43 à 45 millions de Chinois sont morts de faim, d'épuisement et d'exactions. Les chiffres, tenus secrets pendant trente ans, donnent le vertige : 250 morts par jour dans le Sichuan fin 1960 ; des paysans réduits à manger les grains encore sur pied par peur de la confiscation ; 15 millions d'entre eux quittent leurs champs pour tenter leur chance en ville. Arrivant au rythme de 1 500 par jour, les plus chanceux travaillent au noir, la majorité survit en mendiant ou en volant ; certains vendent leur corps pour quelques yuans, d'autres - estimés à 2 millions au moins - se suicident. Des rapports, aussi officiels que confidentiels, enregistrent plusieurs dizaines de cas de cannibalisme, notamment dans le Yunnan.

Quant à ce qui fut à l'époque qualifié d'"incidents dus aux menées des contre-révolutionnaires et des mauvais éléments", il s'agissait en fait d'une extermination comparable à celle organisée en URSS dans les années 30 (voir Marianne n° 745). Dans le Guizhou, à Xinyang, dans le Fengyang ou dans le Sichuan - une province de la taille de la France -, les "paysans riches" servirent de boucs émissaires à la faillite du Grand Bond. Ici, les taux de mortalité avoisinent 20 à 30 % de la population et les décès sont autant dus à la famine qu'aux sanctions décrétées pour cause d'objectifs planifiés non atteints.

On comprend que se soit dégagé dans la population chinoise, à la fin des années 70, une sorte de réalisme fataliste, quasi carcéral, qui confiait aux moins criminels des criminels le soin de sortir au moins partiellement leurs esclaves du malheur. Car d'emblée les règles étaient claires et le régime ne se privait pas de les rappeler par son quadrillage politique et ses campagnes de répression. Au début de 1979, il doublait le prix d'achat des céréales aux paysans mais, dès 1983, il n'était pas rare que les policiers vérifient les sous-vêtements des femmes au sortir des cinémas et plusieurs centaines de milliers de jeunes étaient envoyés dans des camps pour cause de "pollution spirituelle".

La population a donc donné sa confiance parce qu'elle ne pouvait vouloir ce qu'elle ne connaissait pas, mais aussi parce qu'elle discernait, si l'on peut dire, du moins pire dans le pire. Elle avait vu quelque chose de nouveau dans les yeux de ses bourreaux : la même terreur de disparaître que celle provoquée chez elle par la famine du Grand Bond. Désormais, les chefs aussi avaient besoin d'une population qui obéisse et qui travaille. Des intérêts pouvaient être partagés, une sorte de contrat implicite pouvait être mis en place, un contrat d'autant plus viable que le despote grandiose et dangereux avait disparu : le progrès matériel contre l'obéissance.

Enfin - et, peut-être, surtout -, il est apparu chez beaucoup de simples gens un espoir de moins en moins vague à mesure que le succès économique se confirmait : l'espoir que recommencerait l'histoire d'avant les communistes, celle d'empires prétentieux et en apparence vertueux, mais en réalité corrompus dans leurs profondeurs. Au minimum, la circulation de l'argent adoucirait donc les moeurs de cadres locaux dont la population avait déjà expérimenté la vénalité et de dirigeants qu'elle devinait avec juste raison moins idéalistes qu'auparavant. Ainsi la population enfermée imaginait-elle non seulement que le retour du bon sens chez ses maîtres était possible, mais qu'il serait rendu durable par les prédations plus abondantes qu'ils pourraient désormais réaliser. C'est en partie pourquoi s'est installée une sorte de consentement social à la corruption : celle-ci devenait la rémunération du retour des chefs au bon sens.

Etrangement, cet optimisme tissé de lucidité froide laissait pourtant un doute sur l'avenir, un doute qui, aussi incroyable que cela paraisse, dure aujourd'hui encore, alors que le succès est visible partout. En effet, il n'est pas rare que les gens déclarent tout haut : "Ça y est, ça recommence, les cadres sont en train de nous foutre par terre de nouveau." Car le souvenir des erreurs et des horreurs demeure. Et les cadres le savent, qui ne manquent pas de répondre par haut-parleurs à la moindre rumeur ; le tout-puissant Premier ministre d'un régime libre de tout contrôle n'hésite pas à verser des larmes à la télévision pour convaincre le populaire de ses bonnes intentions. Mais ce doute entraîne paradoxalement des résultats favorables car il force les deux parties à tenir longtemps leur parole. D'un côté, le régime reste obsédé par la nécessité d'une croissance rapide. De l'autre, la main-d'oeuvre a longtemps accepté de travailler pour des salaires minimes, de façon à maintenir les marges bénéficiaires. La Chine a été ainsi le seul pays au monde où, jusqu'en 2003-2004, les augmentations de salaires étaient impopulaires.

Problématique intérieure

C'est bien d'une problématique très largement intérieure au communisme chinois qu'est sorti un extraordinaire renversement historique qui compensait, par les hausses de revenus et le consentement à des petites libertés individuelles, les maux maintenus du communisme : autoritarisme, inégalités, corruption et prédation, désert culturel. Cette compensation explique l'acceptation du régime par la population et sa stabilité relative, mais elle ne la modifie pas fondamentalement. On peut penser - c'est mon cas - que les succès obtenus par le régime finiront par rendre ses perversions moins acceptables à sa population, comme d'ailleurs à ses serviteurs eux-mêmes. Mais le Parti communiste et ses dirigeants ont les moyens de retarder l'histoire ou de rendre le changement très coûteux en vies humaines, et donc de conserver pour une longue période la nue-propriété de l'économie et de l'espace chinois.

Les dirigeants occidentaux aiment à dire que la Chine est devenue un grand pays du monde d'aujourd'hui, et qu'il faut le traiter en ami. En ami ? Peut-être, mais à condition de prendre en compte cette évidence que le boutiquier d'une rue de Pékin vous dit d'un ton bougon ou rigolard : non, le régime chinois n'est pas "comme les autres". J'ajouterais : pour une raison bien simple, qui est qu'il n'est pas (encore) sorti de son histoire communiste.

© 2011 Marianne. Tous droits réservés.

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