samedi 6 août 2011

Murdoch : Une aventure chinoise

Le Monde - Enquête Décryptages, samedi 6 août 2011, p. 13

Murdoch est très entouré au cours du cocktail donné en son honneur par le milliardaire Li Ka-shing dans son palace Harbour Front Plaza d'Hongkong. Comme à son habitude, le PDG de News Corporation ne touche ni aux mille amuse-gueule ni aux coupes de champagne. Le magnat n'aime pas les réceptions et ne se plie aux rites mondains que lorsque cela peut aider ses affaires. Son collaborateur, Bruce Churchill, directeur adjoint de la télévision à péage Star TV, s'approche de lui : " Rupert, je te présente Miss Deng. " Sa vie vient de basculer en cette soirée d'octobre 1996. Après trois décennies de mariage avec Anna, il est conquis par la créature de rêve de 28 ans. Agé de 65 ans, le bâtisseur du plus grand empire médiatique de tous les temps est pris du démon de midi.

Wendi Deng est chargée de la communication financière du bouquet satellite à destination des analystes bancaires du territoire sur le point d'être rétrocédé à la Chine. La belle et brillante Chinoise devient rapidement l'interprète du " Boss " lors de plusieurs visites à Pékin et Shanghaï... et, suppose-t-on, sa maîtresse. Parmi les barons, Bruce Churchill est le seul à être au courant de l'idylle. L'Américain au physique de beau gosse a du mal à cacher sa jalousie. Après tout, c'est lui qui a découvert Miss Deng, diplômée de l'école de gestion de l'université Yale, qu'il a recrutée après son stage chez Star TV.

A l'époque, News Corporation se développe tous azimuts en Chine. Cette expansion avait été fortement ralentie par l'énorme gaffe commise par le papivore en 1993. Dans l'un de ses rares moments d'euphorie démocratique, il avait alors déclaré, pour s'en mordre ensuite les doigts, que " les progrès technologiques des télécommunications représentent des menaces pour les régimes totalitaires ".

Afin de calmer la fureur de Pékin, le magnat avait multiplié les concessions. Il avait retiré du bouquet Star TV la BBC World Service qui avait diffusé un documentaire sur le goût de Mao Zedong pour les petites filles. Sa maison d'édition HarperCollins avait publié une biographie complaisante de Deng Xiaoping et avait refusé de sortir les mémoires de l'ex-gouverneur d'Hongkong, Lord Patten. Enfin, le Times, son vaisseau amiral, avait censuré des informations susceptibles de déplaire à Pékin. Depuis, à nouveau en cour à Pékin, le Machiavel des médias occidentaux a multiplié les partenariats avec des opérateurs chinois.

Les séjours de Rupert Murdoch dans l'ex-empire du Milieu sont désormais trop nombreux pour que sa liaison reste secrète. Dans la foulée de l'obtention de son divorce, Rupert épouse Wendi le 25 juin 1999 sur son yacht Morning Glory, ancré dans le port de New York.

Le nabab a toujours été un homme sous influence féminine. Si les conquêtes des médias ne se mènent pas en couple, ce misogyne impénitent a toujours estimé qu'une épouse était vitale pour, selon ses propres termes, " échanger des impressions sur les gens et les choses ".

A l'issue de la cérémonie, les mariés s'installent au Mercer Hotel, le dernier cri des palaces new-yorkais branchés, avant d'acheter un loft à Soho, quartier bohème à des années-lumière de l'univers conservateur cher à Anna. Wendi rajeunit la garde-robe classique de son mari et le contraint à enfiler short et tee-shirt le week-end. La différence d'âge entre les époux (trente-sept ans) fait jaser le microcosme de Manhattan. Rupert n'en a cure. Il ne fait pas mystère de son recours à la pharmacopée. Point de corne de rhinocéros pour le revigorer : d'après la nouvelle Mme Murdoch, c'est au Viagra que son mari carbure !

Wendi, qui a quitté Star TV, joue en coulisses un rôle pivot dans la percée de News Corp en Chine. Mais les programmes sont piratés par les télés locales. Et les obstacles administratifs se multiplient. L'entrepreneur ne croit plus au potentiel du marché chinois dans lequel il engloutit en vain plusieurs milliards de dollars.

Qui est réellement la nouvelle moitié de Citizen Murdoch ? Pour ses admirateurs, c'est une femme amoureuse, tout simplement. Pour ses détracteurs, il s'agit d'une aventurière fascinée par les hommes riches et puissants.

Wendi Deng est née le 8 décembre 1968 dans le nord-est pauvre de la Chine qu'elle a quitté enfant pour Canton, où son père dirigeait une usine de fabrication de machines. Bonne élève, très douée au volley-ball, elle a été mannequin à ses heures. Pour se faire de l'argent de poche, Wendi a donné des cours de mandarin à un couple d'expatriés américains, Jack et Joyce Cherry. Ceux-ci la sponsorisent pour venir étudier en Californie, l'accueillant chez eux en 1988.

Elle devient la maîtresse de Jack. L'épouse découvre le pot aux roses et exige le divorce. Son mécène l'épouse en 1990, ce qui lui donne la carte verte, sésame de tous les immigrants, qui l'autorise à vivre aux Etats-Unis. La " croqueuse d'hommes " jette son mari comme un malpropre pour rejoindre son amant, David Wolf, qui a son âge. Mais la jeune fille a d'autres ambitions. On lui a proposé un stage à Star TV. Hongkong, le port aux Mille parfums, l'attend !

Pour les quatre enfants Murdoch - Elisabeth, Lachlan et James ainsi que Prudence, issue d'un premier mariage - Wendi est d'abord une briseuse de ménages. Lachlan mène avec succès l'offensive contre sa nouvelle belle-mère. Sous la pression de sa progéniture, à la veille de ses noces, Rupert doit inclure dans son testament une clause prévoyant en cas de décès le partage de 90 % de ses avoirs entre le quatuor. Wendi et ses éventuels enfants devront se contenter de 10 % des actifs de son époux.

Il faut d'urgence calmer les investisseurs furieux devant ce déballage de linge sale. A la suite de la découverte en 2000 d'un cancer de la prostate, le PDG nomme régent son bras droit, Peter Chernin, le patron de la télévision et du cinéma aux Etats-Unis, pour lui succéder s'il devait disparaître.

Les Murdoch sont une tribu guerrière, pleine d'amour, de complicité, de détestation parfois, de trahisons sans doute, de lâchages à l'occasion. Rupert est un tantinet sadique avec ses enfants, qu'il met constamment en concurrence, jouant les uns contre les autres.

Mais en même temps, les rejetons n'hésitent pas à défier le paternel, à bousculer ses préjugés. Elisabeth épouse en 1993 Elkin Pianim, un métis, fils d'un dissident du Ghana. L'aînée quitte ensuite News Corporation, où elle a été nommée directrice des programmes de la chaîne satellitaire BSkyB, pour créer sa propre société de production. Elle se remarie avec Matthew Freud, l'arrière-petit-fils du père de la psychanalyse, le type d'intello mondain que hait Rupert.

Lachlan s'est fait tatouer un iguane et un dessin maori. Après avoir abandonné des études de cinéma à Harvard pour monter un label de disques indépendant avec deux copains, James, le cadet, a été chargé des activités Internet du groupe avant d'être envoyé à Hongkong pour redresser Star TV. Reste que la solidarité de clan limite les dérapages de ces enfants que Rupert a formatés pour lui ressembler.

Le fondateur de News Corp veut créer une dynastie, mais avec quel dauphin ? La naissance en 2001 d'une fille, Grace, puis deux ans plus tard, de Chloé, fait voler en éclats la famille. " Si elle nous cherche, elle nous trouvera ", dit le quatuor d'héritiers du premier et du deuxième lit. Alors que Wendi entend obtenir une part du gâteau pour ses deux filles, la guerre des tranchées s'enlise.

La démission surprise de Lachlan en 2005 va débloquer la situation. Une réputation de désinvolture s'accroche aux basques du favori à la succession. Le tsarévitch s'estime fragilisé par les interventions constantes de son père qui court-circuite son autorité naissante. Peter Chernin et les barons de l'audiovisuel, la vache à lait du conglomérat, prennent de haut " M. Fils ", qui a fait ses armes au sein du groupe dans la presse écrite et l'imprimerie, deux départements en perte de vitesse. Fidèle à l'Australie, Lachlan est de surcroît hostile à la décision de " Rupe " de transférer la cotation de News Corp de son berceau, Adélaïde, à New York.

Lachlan, le plus grand ennemi de Wendi, est écarté, même s'il reste au conseil d'administration de News Corp. En 1999, celle-ci avait été révulsée de voir le magazine australien New Idea, dont le directeur était Lachlan, révéler que Rupert s'apprêtait à l'associer à la gestion de son empire. La dame avait vu dans ce coup bas la main d'Anna, l'épouse répudiée.

Wendi est, en revanche, très proche de James Murdoch qui est désormais en pole position pour succéder, le moment venu, à son père. Au nom de leur complicité scellée à Hongkong, James rompt le consensus au sein de la bande des quatre. Il aide sa belle-mère à garantir que sa descendance obtienne sa part d'héritage. En 2007, le clairon sonne l'armistice. Le trésor de guerre est divisé en six parts égales.

Rupert pousse un soupir de soulagement. La presse Murdoch a beau avoir traqué la vie privée des célébrités, le flibustier n'a guère apprécié que son propre feuilleton familial soit étalé à la " une " des tabloïds concurrents. Murdoch Inc. reste une affaire de famille. Tout est rentré dans l'ordre.

Sauf que le patriarche a laissé échapper de ses doigts hésitants une carte biseautée : " Mon septième enfant ou presque. " Rupert Murdoch appelait ainsi Rebekah Brooks, patronne de News International, la filiale britannique de News Corp. Celle par laquelle le scandale des écoutes du tabloïd News of the World est arrivé.

Marc Roche

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