Le Monde - Dialogues, jeudi 4 août 2011, p. 15
En cet été de tous les dangers, trois crises menacent. Celle de la planche à billets américaine, qui contient les taux d'intérêt au prix de l'inflation des valeurs refuge. Celle de la gouvernance européenne qui n'ose pas mettre en oeuvre une interdépendance autre que ponctuelle. Enfin, celle qui s'approche en Chine, où l'accumulation primitive chère à Marx - plus de 50 % du produit intérieur brut (PIB) est investi et non consommé - tourne à l'emballement. La surchauffe nourrit l'inflation des matières premières et les surcapacités globales.
Les trois crises sont de plus en plus liées entre elles. La crise américaine de 2008 a mis à nu les faiblesses du système européen et suscité un emballement du crédit en Chine. Les pays européens les plus fragiles sont tombés dans une spirale, les plus solides ont dopé leur croissance par les dépenses publiques. Le marché spécule donc sur les limites de leur solidarité. Si survient un arrêt des paiements publics américains, parions que les banques américaines, comme celles du Japon lors de la crise financière asiatique de 1997, donneront la priorité à leurs propres débiteurs sur ceux du système bancaire européen.
Quant à la Chine, elle influence de plus en plus l'économie européenne. Le montant du déficit commercial annuel dépasse celui des plans d'aide à la Grèce, et la Chine est devenue la première source mondiale de recyclage des liquidités. Elle-même pourrait connaître un choc externe sans précédent si la demande occidentale devait baisser comme en 2008.
La capacité d'action politique fait ensuite la différence. Les Etats-Unis peuvent mettre le monde au défi de frapper son plus grand débiteur : " Our debt, your problem " (" Notre dette, votre problème "). La Chine tourne en stratégie mondiale et en diplomatie publique ce qui est d'abord un excès monstrueux de liquidités. L'économie américaine met à profit ce besoin chinois de réexportation de capitaux, et jusqu'ici les prêts chinois au Trésor américain n'ont pas faibli.
Et l'Europe ? Sur le bon usage de la Chine, comme sur la dette publique des Etats membres, elle est trop divisée. L'Europe du Nord fourmi a beaucoup prêté au Sud cigale, ce qui crée une interdépendance subie, non une solidarité acceptée. La division est aussi bureaucratique. A quoi bon une banque centrale et deux fonds financiers européens aux moyens limités, sans compter le budget communautaire et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), ni les vingt-sept trésoreries - ou dix-sept pour l'eurozone ? Nul ne sait si les Européens ont emprunté peu ou beaucoup aux fonds chinois. Tout cela nuit à la capacité européenne d'influence sur le marché. Les pays en position de faiblesse courtisent prêts et investissements chinois. Les économies plus fortes redoutent une concurrence chinoise déloyale - car subventionnée - sur notre continent et voudraient au moins ouvrir investissements et marchés publics en Chine pour jouer à armes égales. Les décideurs chinois restent perplexes devant la complexité européenne, quand ils ne jouent pas de ces divisions.
Ce qui est sûr, c'est que le déséquilibre de la balance commerciale avec la Chine n'est plus relativisé par des comptes courants globalement en excédent. Le besoin d'un recyclage, tel qu'il existe entre Chine et Etats-Unis, est apparu.
L'Europe doit donc adopter une approche commune de la Chine. Un marché unifié de la dette sera attractif et plus sûr pour les capitaux chinois (ou japonais, car ceux-ci sont devant les mêmes dilemmes). Pour persuader Grecs, Portugais, Espagnols, Hongrois et autres d'une approche unifiée de la Chine, il faut en démontrer le bénéfice concret. Un véritable grand fonds européen donnerait des moyens bien plus conséquents que la prospection en ordre dispersé de sauveurs en dernier recours. Payer 3,5 % et non 6 % ou 10 %, c'est toute la différence entre le salut et la fuite en avant pour des Etats surendettés; c'est aussi un bon rendement pour des capitaux chinois ou japonais, s'il est garanti par l'ensemble de l'eurozone.
Il faut convaincre les décideurs des économies moins endettées et des instances communautaires de prospecter collectivement l'argent là où il se trouve : en Chine. Mieux qu'un pays isolé, contraint à la cession d'actifs stratégiques ou à des concessions politiques, l'Europe peut arguer de son marché immense et d'une sécurité des placements que n'offre plus la dette des Etats membres les plus touchés.
La bonne santé du marché européen est vitale pour les intérêts chinois, qui doivent aussi sécuriser les surplus exceptionnels de ces dernières années. L'Europe doit les accueillir favorablement sur un marché unifié de la dette, dans les économies à revivifier, et par la participation à des investissements européens pour la croissance.
L'avenir, ce sont des panneaux solaires chinois fabriqués en Grèce comme les voitures japonaises ont pu être montées en Alabama. Mais ce sont aussi des constructeurs et maîtres d'oeuvre européens remportant directement des marchés publics chinois, au lieu d'y être considérés comme des sous-traitants ponctuels et éphémères. Créer une interdépendance positive, c'est aussi permettre aux entreprises européennes une participation accrue au marché chinois, n'en déplaise aux partisans chinois d'un capitalisme d'Etat dérogatoire aux règles globales.
L'Europe doit au préalable s'organiser, car sans puissance collective elle n'obtiendra rien d'excellents négociateurs chinois.
La première étape, c'est de créer un outil statistique de l'eurozone, identifiant comme aux Etats-Unis la nationalité des principaux prêteurs et remontant au besoin la chaîne des intermédiaires et marchés tiers.
La seconde étape, c'est de lier la négociation d'un accord croisé d'investissement avec la Chine à une réglementation européenne aussi commune que possible. Celle-ci doit être incitative, avec une liste limitative de restrictions, et permettre également de simplifier des procédures nationales extrêmement complexes.
La troisième étape, c'est d'engager avec la Chine (et d'autres) une négociation réciproque sur l'ouverture des marchés publics. Les contribuables et les consommateurs européens peuvent bénéficier de bas prix chinois, mais les incidents du TGV chinois ou du nucléaire japonais montrent bien que des marchés trop captifs ne donnent pas les meilleures garanties.
L'ouverture réciproque est bénéfique à tous. L'Europe est le plus grand marché mondial, et la crise ne doit pas faire oublier une épargne privée importante - donc un potentiel de croissance future. La Chine doit être acceptée comme investisseur de premier plan en Europe et, pour cela, s'ouvrir elle-même dans des domaines où les Européens excellent.
François Godement
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