mardi 2 août 2011

REPORTAGE - Les neuf dragons chinois - Philippe Grangereau


Libération - Cahier Été, mardi 2 août 2011, p. ETE_1

Tout l'été, «Libération» baguenaude dans des groupes à la marge. Aujourd'hui, les dirigeants tout puissants du Politburo,tête pensante de l'omniprésent Parti communiste.

Ils sont neuf. Neuf hommes choisis par un processus opaque et mystérieux, qui dirigent sans partage le plus grand pays du monde. Neuf «Marx brothers» qui jouent sans rire au dictateur. Ils occupent le sommet du pouvoir chinois, le Comité permanent du Bureau politique du Parti communiste chinois, le Politburo (1). Leur quartier général est à Zhongnanhai, la partie ouest de la Cité interdite, au centre de Pékin. Son enceinte, de couleur pourpre et longue de plusieurs kilomètres, recèle un lac, des pavillons, des bureaux, la piscine où se baignait Mao Zedong, et la «bibliothèque des chrysanthèmes parfumés». C'est là que le Grand Timonier convoquait naguère les membres du Politburo. Les Neuf ne se réunissent probablement plus là, mais nul ne le sait, pas plus que la fréquence de leurs entrevues. Tout ce qui touche à cette «bande des Neuf» est aussi secret que leur pouvoir est absolu.

Saint-Esprit invisible

Le Politburo est au sommet de la pyramide du parti, qui est lui-même placé au-dessus de toutes les institutions, y compris des lois. Avec ses 70 millions de membres, c'est la plus vaste organisation politique au monde. Tel un Saint-Esprit invisible, son influence est omniprésente : dans les entreprises, dans les quartiers, dans les médias, sur Internet. Par période, le gant peut se faire de velours, ou d'acier. L'essentiel est que rien ne menace «le rôle dirigeant du Parti». En despotes éclairés, les Neuf décident si les familles chinoises peuvent avoir un ou deux enfants; le taux de change du yuan par rapport au dollar; les orientations du plan quinquennal, et quel dissident important doit être emprisonné. Ils exercent un contrôle direct sur les 3 millions de soldats de l'Armée populaire, qui est sous les ordres du parti et non de l'Etat. Pendant les événements de Tiananmen, en juin 1989, cette nuance a fait toute la différence.

Les Neuf contrôlent bien sûr aussi le gouvernement, où ils se nomment eux-mêmes à des postes miroir. A commencer par Hu Jintao, qui cumule les fonctions de numéro 1 du Politburo et de président de la République. L'Assemblée nationale populaire, souvent décrite comme un Parlement, est aussi sous la coupe des Neuf (son président est le numéro 2 du Politburo). Dans les ambassades ou dans les municipalités, c'est toujours le parti qui a le dernier mot. Certains détails trahissent cette évidence : à Shanghai, la plaque d'immatriculation de la voiture de fonction du maire est «0002»; celle du chef du parti de la ville, «0001»...

Les Neuf gouvernent une Chine devenue la seconde économie du monde, et se réjouissent qu'on prédise au pays la première place mondiale en 2020, sans que personne, ou presque, ne s'offusque des implications profondes de cette évolution pour l'ordre mondial, où puissance économique rimait jusqu'ici avec démocratie. L'économie chinoise, florissante depuis sa conversion au capitalisme d'Etat, est leur atout maître. Ils ont la haute main sur l'immense secteur d'Etat, et s'arrangent pour qu'aucune entreprise privée d'une certaine taille ne puisse prospérer sans leur soutien. «Le système est à la fois rigide et flexible. Rigide parce que le parti insiste pour conserver le monopole du pouvoir. Et flexible parce que c'est un système administratif qui est au-dessus des lois», explique Richard McGregor, ancien correspondant à Pékin du Financial Times, et auteur d'un ouvrage sur le Parti communiste chinois (2).

De quelle étoffe sont faits ces hommes de pouvoir ? Prenons le numéro 1, Hu Jintao, 69 ans, et son successeur désigné, Xi Jinping, 58 ans, qui doit le remplacer en 2012. Tous les deux, à un moment charnière de leur vie, ont fait des choix singuliers qui ont tracé leur voie. Xi Jinping est le fils d'un des héros de la révolution chinoise, le militaire Xi Zhongxun. Il fait partie des enfants des anciens hauts dirigeants, une aristocratie rouge que les Chinois appellent le «taizidang» (le parti des princes). Xi Jinping a passé son enfance dans les quartiers réservés à l'élite dirigeante à Pékin, avant d'être envoyé en 1966 dans une campagne reculée de la province du Shanxi, en raison de la disgrâce de son père, accusé de révisionnisme pendant la guerre civile que fut la Révolution culturelle (1966-1976). Sa funeste filiation avec un père devenu «ennemi du peuple» l'a condamné à la relégation. «J'ai souffert plus que la plupart des gens. On m'appelait fils de pute et réactionnaire», a raconté Xi Jinping à un magazine de Pékin, en 1996. Alors que son père est torturé et emprisonné par les gardes rouges de Mao, Xi Jinping choisit contre toute attente d'adhérer au parti. Il a alors 21 ans. Pour lui, c'est une protection. Mais il doit pour cela renier son père en disgrâce. L'épisode est rapporté par l'un de ses amis d'enfance, qui s'est confié à un diplomate américain et dont le site web Wikileaks a publié le rapport l'an dernier. Il ne revient toujours pas de son choix faustien et «s'émerveille aujourd'hui encore de ce réflexe de survie».

Nul ne sait si le père de Xi Jinping, aujourd'hui décédé, lui a plus tard pardonné. En tout cas, il est probable qu'ils ne partageaient pas les mêmes opinions : en 1989, le vieux Xi Zhongxun a publiquement condamné le massacre des étudiants de Tiananmen, ce que n'a pas fait son ambitieux de fils. La soeur et le frère de Xi Jinping ont pour leur part quitté la Chine continentale peu après la Révolution culturelle. La première vit au Canada, tandis que le second s'est enrichi dans les affaires à Hongkong. Un homme politique français, qui a récemment rencontré Xi Jinping à plusieurs reprises mais refuse d'être cité, le décrit comme «un crocodile politique»...

Les purges de la Révolution culturelle ont aussi forgé le caractère de l'actuel numéro 1, Hu Jintao. Elevé par une tante à partir de l'âge de 7 ans, Hu gagne à l'école une réputation de joyeux drille aimant la danse et les chansons. Il adhère au parti en 1964. Au début de la Révolution culturelle, en 1966, Hu a 23 ans. Ingénieur fraîchement diplômé de la prestigieuse université Qinghua, à Pékin, c'est un «expert rouge» zélé qui farcit ses camarades de cours de marxisme-léninisme. On ignore s'il prend part aux violents combats armés opposant les factions de gardes rouges qui font 800 morts sur le campus. Mais en 1968, il est dénoncé par les radicaux maoïstes - qui venaient alors sans doute de découvrir ses origines familiales peu prolétariennes. Hu est en effet issu d'une famille de commerçants, originaires d'une petite ville côtière, Taizhou.

Plus rouge que rouge

Les gardes rouges ne sont pas tendres avec le père du futur président chinois. Ce dernier est torturé, emprisonné, et mourra dix ans après des séquelles de ces sévices infligés sur ordre du parti. Pour se protéger, Hu se montrera plus rouge que les rouges en se portant volontaire pour travailler dans une zone rurale. A la fin des années 70, il demande en vain au parti une réhabilitation posthume pour son père qui vient de décéder. Malgré ce refus, il prouve une fois encore sa loyauté au Parti communiste en entrant à l'école centrale du parti. Il y rencontre Deng Nan, la fille du numéro 1 de l'époque, Deng Xiaoping, qui lui ouvrira en partie la voie jusqu'au Politburo. Dans un pays sans élections, il faut des relations.

Hu Jintao, Xi Jinping et les sept autres du Politburo sont tous, à des degrés divers, des rescapés de la Révolution culturelle de Mao et aspirent à un ordre nouveau. «L'idée géniale de cette machine rouge qu'est le Parti, explique McGregor, réside dans l'habileté de ses dirigeants, depuis trente ans, à maintenir les institutions politiques et le pouvoir autoritaire de l'appareil communiste, tout en se débarrassant de la camisole rigide de son idéologie.»«Nous sommes le Parti communiste, et c'est nous qui décidons ce qu'est le communisme», lançait voilà quelques années Chen Yuan, un apparatchik de haute voltige destiné un jour à rejoindre la bande des Neuf.

C'est ainsi que la dictature s'est pour ainsi dire remise à neuf. «Comme dans le conseil d'administration d'une entreprise, où chaque membre disposerait d'un droit de veto, le Politburo prend ses décisions par consensus», rapporte une source chinoise citée par Wikileaks. Les Neuf se seraient «partagé le gâteau économique». Chacun d'entre eux se serait associé à un «groupe d'intérêt». Par exemple, Zhou Yongkang, l'homme chargé de l'appareil policier et judiciaire, défendrait l'industrie pétrolière, dans laquelle il a passé une partie de sa carrière.

La corruption, le danger

Les enfants de l'aristocratie rouge prennent aussi leur part du gâteau. Winston Wen, fils de Wen Jiabao, numéro 3 et Premier ministre, dirige un fond de capital-investissement, New Horizon Capital, qui pèse plusieurs milliards de dollars. Winston a adopté ce prénom américain aux Etats-Unis, où il a fait des études de business. Les hommes du Politburo envoient presque toujours leurs enfants étudier chez l'oncle Sam - souvent sous des pseudonymes. Xi Mingze, la fille de Xi Jinping, est ainsi à Harvard sous un nom d'emprunt. La fille de Li Changchun, chargé de la propagande au sein du Politburo, gère un fond de capital-investissement axé sur les médias de Hongkong. Jiang Mianheng, fils de l'ancien numéro 1 du Politburo, Jiang Zemin, est PDG d'une compagnie d'investissement gouvernementale, Shanghai Alliance Investment. Wilson Feng, fils du numéro 2, Wu Bangguo, est aux commandes d'un fonds d'investissement lié à l'industrie nucléaire chinoise. Le beau-fils de Hu Jintao dirige le géant chinois de l'Internet, Sina.com. Et l'un de ses fils dirige Nuctech, une compagnie qui exporte des scanners de sécurité pour les aéroports. La société a été accusée ou soupçonnée de corruption dans au moins trois pays (Philippines, Namibie, Afrique du Sud), mais la presse chinoise n'en a jamais soufflé mot. Le Politburo se présente comme un gardien de la vertu qu'aucun soupçon de corruption ne doit effleurer, même si la réalité veut que, presque partout dans le pays, le pouvoir se monnaie.

«Le Parti pourrait s'effondrer s'il y avait une enquête anticorruption indépendante», estime Richard McGregor. Un risque que le Parti reconnaît d'ailleurs lui-même, puisqu'il affirme que «le plus grand danger» qui le menace «est la corruption». Un récent rapport de la Banque centrale en dévoile toute l'ampleur : depuis 1995, 18 000 officiels chinois ripoux, tous membres du Parti, ont fui à l'étranger avec 95 milliards d'euros. «La corruption, poursuit McGregor, est devenue une sorte de taxe sur les transactions qui ventile les pots-de-vin à travers l'élite dirigeante. C'est devenu la colle qui tient le régime.»

(1) Le «Politburo» au complet compte 25 membres. Son comité permanent en compte neuf. Par ordre d'importance : Hu Jintao, Wu Bangguo, Wen Jiabao, Jia Qinglin, Li Changchun, Xi Jinping, Li Keqiang, He Guoqiang, Zhou Yongkang

(2) «The Party», HarperCollins, 2010

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